Alain PIQUET

Vice-président de la Fédération Française du Bâtiment

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L'IA, une incitation à travailler mieux

Les mutations liées au numérique accélèrent sous les coups de boutoir de l'intelligence artificielle. Des études alarmistes insistent sur les potentielles destructions d'emplois. D'autres, plus enthousiastes, signalent de nouvelles opportunités. Sans nier les risques, la filière du bâtiment doit s'inscrire dans une perspective positive. De multiples applications transforment et améliorent les processus de production et de gestion du bâtiment. La transition numérique, bien menée, peut ancrer le secteur dans le XXIe siècle.

Tu as lu les livres que Francesca a chargés sur ton disque dur ?
- Affirmatif.
- Combien en as-tu avalé au total ?
- 87 301, de « L'hôpital de campagne » publié en 1908, jusqu'à « Esclave de l'amour » sorti avant-hier.
- Tu crois que tu pourras me dresser un bref panorama du genre ?
- Bien sûr. En combien de mots ?

Antoine Bello, Ada 2.

Traiter un sujet sérieusement impose parfois des pas de côté. La littérature peut nous y aider. Le roman d'Antoine Bello dont est issue la citation d'ouverture décrit les aventures de Franck Logan, policier dans la Silicon Valley, chargé d'une enquête d'un nouveau genre : comprendre comment une intelligence artificielle (IA) a pu disparaître de la salle dans laquelle elle était enfermée. Programmée pour écrire des fictions à l'eau de rose, Ada se révèle bien plus étonnante que ce que ses concepteurs avaient imaginé. Elle semble presque consciente. Du moins la question se pose. Cet ouvrage interroge sur les usages de l'intelligence artificielle, l'éthique et le potentiel exponentiel d'apprentissage des machines. C'est sans doute la force majeure de l'IA : apprendre en un temps record et se nourrir perpétuellement afin d'améliorer des résultats ou des prévisions. Comme Ada, l'IA écrivaine, on voit aujourd'hui des IA compositrices de musique 3 ou des IA peintres 4. Mais en ce qui concerne le secteur du bâtiment, qu'en est-il ?

Afin d'appréhender et mettre en perspective ce vaste sujet, la Fédération Française du Bâtiment a élaboré un rapport 5, fruit de six mois de travail et d'une trentaine d'auditions. À ce stade des connaissances et des développements, le document pose plus de questions qu'il n'apporte de réponses, mais il a le mérite de lister un certain nombre d'actions qui pourraient être améliorées grâce à « l'outil IA ».

Sans brusquer, dans un secteur marqué par une forte hétérogénéité en ce qui concerne l'intégration des outils numériques, il est important que chacun prenne conscience des changements en cours avant qu'un autre acteur, que nous ne connaîtrions pas encore, impose une disruption plus forte. Cet article présente certaines pistes d'application de l'IA pour le bâtiment et décrit quelques exigences afin de se saisir de cette opportunité.

« L'outil IA » pour le bâtiment : des pistes d'application concrètes

L'IA constitue un outil. À vrai dire, l'expression « intelligence artificielle » relève de l'abus de langage, d'une part parce que la machine n'est pas intelligente par elle-même (et ce ne sera pas le cas avant longtemps !), d'autre part, parce qu'en réalité l'outil permet d'augmenter notre capacité à faire. On devrait plutôt parler d'intelligence « augmentée ». Il faut donc dépasser la vision anxiogène que le terme génère. Certes, son potentiel se révèle puissamment transformateur, mais l'IA ne reste qu'une technologie au service d'objectifs 6.

La liste qui suit, volontairement sélective, met en lumière de manière concrète des tâches dont la réalisation pourrait très probablement être accompagnée par de l'IA à moyen terme.

En matière de conception par exemple, on imagine la capacité à développer des simulations à partir de données préimplantées ou issues de précédents chantiers, en intégrant les contraintes règlementaires ainsi que des éléments sur les sols et sous-sols. Ces études en amont faciliteraient les chiffrages, les devis et l'intégration partagée des besoins des clients.

Les potentiels ouverts, d'ores et déjà avec le BIM (building information modeling), viennent clairement bousculer les pratiques, en particulier dans le champ des interfaces entre corps d'état. S'imposent de la sorte des approches nouvelles, ou plus structurées, dans des démarches de prédiction, d'aide à la décision basée sur des retours d'expérience ou d'analyses plus fines grâce également à des doubles virtuels du bâtiment à construire ou à rénover. Le jour où l'on disposera de données en nombre suffisant et où l'on sera en capacité d'analyser les sinistres, l'objectif sera de mieux maîtriser ou d'anticiper les aléas et risques de chantiers (météo, budgets, défaillances de fournisseurs, etc.).

Des drones, équipés de capteurs entraînés avec des milliers ou des millions de photos, pourraient permettre de repérer des malfaçons en cours de chantier ou de suivre à distance la progression des ouvrages en pointant des signaux faibles.

Des sociétés développent actuellement des outils basés sur la reconnaissance visuelle, pour repérer les types de déchets. On y voit une application concrète pour notre secteur : dans un premier temps faciliter la gestion du tri sur les chantiers, et dans un second temps établir des prévisions sur les volumes de déchets à traiter.

Certains prédisent que les manuels en papier vont disparaître et que les outils de reconnaissance vocale permettront de traiter une question via une interface orale. Tout comme les comptes rendus de chantier pourront être rédigés en direct et sans faute d'orthographe !

On peut également illustrer les usages de l'IA en matière d'amélioration de la prévention des risques pour les compagnons. On voit se développer des casques ou des chaussures équipés de puces entraînées grâce à de l'IA. Ces matériels permettraient d'alerter si un salarié fait un mauvais geste ou si un travailleur isolé fait une chute.

Une autre application majeure concerne les objectifs en matière de transition écologique, grâce à l'optimisation de la gestion des ressources (eau, air) et des énergies (gaz, fioul, bois, charbon, vapeur, électricité, énergies renouvelables).

Il faut toutefois insister sur un point révélateur des questions qui sont encore devant nous. Prenons l'exemple d'une grand-mère vivant dans un Ehpad, un établissement très moderne, dans lequel l'ampoule de la chambre est connectée, comme la serrure, l'interrupteur, le thermostat, la moquette et à qui la fille a offert une montre connectée. On imagine le nombre de moyens mis en place (et nous en oublions sans doute) pour répondre au même objectif : alerter au cas où la grand-mère aurait un malaise et chuterait. La problématique est double. Il s'agit, d'abord, de distinguer lequel de ces outils sera le plus efficace. Mais comment faire le tri ? Il s'agit ensuite de savoir raison garder, en termes environnementaux notamment. La multiplication des capteurs a en effet un impact défavorable sur le bilan carbone. Ce défi apparaît majeur.

Comme nous ne pouvons pas tout évoquer ici, nous passons rapidement sur les usages en matière de marketing et d'appréhension des besoins des clients ainsi que dans le domaine du recrutement et des compétences.

Derrière toutes ces applications possibles, c'est l'amélioration des marges et de la productivité du secteur qui est visée. Bien entendu, comme pour tout outil, il s'agit de n'utiliser l'IA que quand elle est nécessaire, c'est-à-dire lorsqu'elle est mise au service d'un projet et en fonction du retour sur investissement attendu.

Il ressort globalement de tous ces nouveaux outils et de toutes ces perspectives que l'outil IA, s'il va à son terme, conduira à une interpénétration et une forme de continuum entre la fourniture-réalisation des travaux et l'offre de services. La transformation de la chaîne de valeur se fera par l'aval, c'est-à-dire par les usages et les besoins des clients. L'IA pousse au décloisonnement et à la transversalité.

Des exigences préalables pour le secteur

L'IA va imprégner l'ensemble de la profession et le produit même qu'est le bâtiment. Cependant, trois préalables au moins apparaissent fondamentaux pour réussir l'acculturation et la mutation.

Le premier de ces préalables relève de la formation. Bien entendu - et toutes les branches d'activité sont concernées - la formation initiale doit intégrer ces nouveaux enjeux. Mais, dans un secteur comptant 1,1 million de salariés, la formation continue constitue un défi. Comment accompagner et faciliter l'usage de ces nouveaux outils ? Certains évoquent, à juste titre, les enjeux liés à l'illectronisme. Assurément, il s'agira de ne laisser personne au bord du chemin.

Le deuxième préalable concerne la production et la maîtrise des données. De nombreuses questions se posent en matière de structuration des données, de partage (qui fait quoi, jusqu'où et pour qui ?), de responsabilités et de cybersécurité. Très éclaté en termes de métiers et de types de structures, le secteur doit être en capacité de s'organiser, d'autant que des technologies comme la blockchain vont bousculer les rapports de transaction et de consommation. Évidemment, chacun veut garder ses données, considérant qu'il s'agit d'un bien précieux. Le risque est alors de voir émerger des acteurs qui ne relèvent pas du secteur, comme Airbnb et Booking.com ont transformé le monde de l'hôtellerie. Il pourrait s'agir d'un ensemblier réussissant à capter de nombreuses données, comme des éditeurs de logiciels ou des vendeurs de capteurs intervenant sur toute la chaîne du bâtiment. On peut faire le parallèle avec le nouveau rôle d'ensemblier de la SNCF, l'objectif étant d'aller d'un point A à un point B, peu importe le mode de transport. Le train, le taxi, le covoiturage, la voiture individuelle demeurent bien entendu des éléments de la chaîne. Mais c'est le service global apporté qui va compter demain.

Faut-il rappeler qu'en 2018, les travaux de bâtiment représentaient 140 milliards d'euros et que le marché peut paraître juteux ? La mutualisation des données constitue un chantier juridique et économique énorme à mener, de manière transversale avec les métiers. Des garde-fous seront, par ailleurs, nécessaires en matière éthique. C'est notamment sur ce champ que l'Union européenne se positionne. Les biais liés au fait que les outils sont entraînés sur des données passées peuvent entretenir des discriminations. Si l'on voulait positiver, on pourrait ajouter qu'au moins cela permet de mettre en lumière des pratiques et de les modifier.

Le troisième préalable est plus culturel. Il s'agit de faire preuve d'une grande capacité de changement en matière d'organisation, pas uniquement au sein de chaque entreprise du bâtiment, mais sans doute au niveau de toute la filière. On parle beaucoup des smart buildings et des smart cities pour lesquels le bâtiment a un rôle central à jouer. Il faut néanmoins garder en tête qu'en matière de logement, en moyenne, seul 1 % du parc est construit chaque année. Les nouveaux écoquartiers ne doivent pas faire oublier le stock.

Ces préalables constituent autant de chantiers à mener. L'IA et, de façon plus large, la transition numérique à laquelle le secteur est confronté, constituent des points d'appui majeur au changement d'image de la profession, malheureusement encore loin de l'innovation dans l'esprit de certains observateurs. Pourtant, le potentiel offert par ces mutations ne peut que constituer un atout pour attirer de nouveaux talents et montrer que le secteur du bâtiment offre des opportunités tout à fait en phase avec le XXIe siècle.

Reste toutefois un préalable non cité mais qui va de soi. Tout cela ne sera possible que si l'infrastructure réseau est de qualité sur l'ensemble du territoire. Les entrepreneurs et artisans du bâtiment, présents partout, du monde rural aux métropoles, ne pourront mettre en oeuvre ces outils que si la couverture en Internet à très haut débit le permet.

En conclusion, le travail mené n'est que le premier pas d'un long chemin qui s'ouvre et va nécessiter de faire de la pédagogie.

La FFB a en conséquence décidé d'une feuille de route selon trois axes : 1. la mise en place d'une veille active sur l'IA, vu les informations quasi quotidiennes sur le sujet et la nécessité d'observer les start-up ou entreprises qui se créent ; 2. la volonté de nouer des partenariats avec les grandes écoles et universités ainsi qu'avec le monde de la recherche, parfois éloignés des préoccupations du secteur ; 3. la mise en oeuvre d'expérimentations qui permettront de se confronter aux freins mais également aux potentiels offerts par l'IA.



  1. Alain Piquet a présidé le groupe de travail de la FFB sur l'IA. La mission a été menée du 10 octobre 2018 au 2 avril 2019.
  2. Gallimard, 2016.
  3. « Intelligence artificielle et composition musicale : OpenAI présente MuseNet », Actu IA, 26 avril 2019 (www.actuia.com/actualite/intelligence-artificielle-et-composition-musicale-openai-presente-musenet).
  4. « Une toile créée par logiciel adjugée 432 500 dollars chez Christie's à New York », le Figaro, 26 octobre 2018 (www.lefigaro.fr/culture/encheres/2018/10/26/03016-20181026ARTFIG00117-une-toile-creee-par-logiciel-adjugee-432500-dollars-chez-christie-s-a-new-york.php).
  5. « Intelligence artificielle et bâtiment. Comprendre, anticiper et agir : des opportunités pour la profession », FFB, avril 2019 ( www.ffbatiment.fr/federation-francaise-du-batiment/le-batiment-et-vous/entreprises/intelligence-artificielle.html).
  6. On ne parle ici que d'IA « faible », c'est-à-dire mise en oeuvre sans créer une quelconque forme de conscience. Elle s'oppose à l'IA « forte » qui viserait à reproduire des sentiments et qui serait potentiellement consciente d'elle-même et du monde.
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