Intelligence artificielle et bâtiment : que se passera-t-il demain ?
L'IA est faite de réalités et de perspectives. Au-delà de certaines confusions sur ce qu'elle est exactement, elle s'incarne, dans le secteur du bâtiment, dans de multiples terrains d'application à toutes les étapes des projets. De la conception des plans à l'anticipation des pannes en passant par l'aide à la gestion des chantiers. Prometteuse, elle soulève des problèmes de compétences et de transparence, à prendre en considération pour sa pleine mise en oeuvre demain.
L'intelligence artificielle est un sujet particulièrement tendance qui mélange à la fois fantasmes, technologies et problématiques de société. En une petite heure de navigation sur le Web, on peut découvrir qu'elle peut potentiellement détruire tous les emplois, conquérir le monde ou encore se doter d'une conscience. À l'inverse, une nouvelle mode s'est plus récemment installée : le créateur de Siri (assistant vocal de la marque Apple) est même allé jusqu'à intituler un livre récent L'intelligence artificielle n'existe pas1. Pourtant, des logiciels basés sur l'IA 2 ont accompli de réelles prouesses : battre les meilleurs au jeu de go, mieux détecter des cancers, créer des assistants vocaux capables de converser avec nous...
Comment revenir à des éléments concrets ? L'intelligence artificielle, c'est tout simplement une palette de technologies qui, en s'entraînant sur des jeux de données, permet de mieux analyser les caractéristiques du présent ou prévoir celles du futur. Il s'agit de briques logicielles qui, concrètement, savent automatiquement détecter un élément sur une image (par exemple, une dalle de béton sur une photo aérienne de chantier), ou encore anticiper une panne de machine en s'entraînant sur l'historique des données de centaines de machines. Ses applications sont donc aussi variées qu'il y a de formats de données à disposition (images, sons, vidéos, documents écrits). Encore plus concrètement, par exemple, pour prévoir une panne de machine à un instant T, on ne peut pas simplement lister toutes les situations de panne ni les résumer à des règles simples (température trop élevée, courant trop faible...). L'IA, par analyse approfondie des données et par apprentissage, traite globalement ces problèmes, que l'on ne saurait uniquement modéliser dans une série de règles prédéfinies et figées.
L'IA : de bons plans ?
Dans le secteur du bâtiment, des milliers de projets ont déjà été réalisés et les données à disposition (comptabilité, documents officiels, rapports internes, modèles numériques, etc.) offrent de nombreuses possibilités d'entraînement et de renforcement de l'IA. Des méthodes dites d'apprentissage par renforcement se développent de plus en plus : elles consistent à simuler un grand nombre de situations à partir des contraintes du projet et des objectifs à atteindre pour générer plusieurs solutions optimisées.
Ces approches se lancent à la conquête de la conception du bâtiment à différentes échelles.
- Dans l'immobilier, pour simuler des projets sur une parcelle ou encore automatiser et optimiser la programmation de logements (comme le propose par exemple la start-up TestFit).
- Pour l'aménagement des espaces intérieurs, l'architecte Stanislas Chaillou a créé et entraîné des algorithmes d'IA pour générer des solutions comprenant l'agencement des différents types de pièce, les portes et fenêtres, le mobilier, tout cela en partant de la surface d'un bâtiment. Il pousse ainsi un cran plus loin l'ambition de tout un champ de recherche et développement du numérique dans la conception automatique des bâtiments.
- Pour la conception et les études liées aux équipements techniques : des projets s'attaquent à la génération de réseaux d'électricité, chauffage, ventilation et climatisation à partir de maquettes numériques du bâtiment. C'est le cas de la start-up Building Automation Systems qui propose depuis 2017 une extension au logiciel de conception Revit permettant de générer des réseaux d'électricité.
- Pour les nombreuses études qui entourent un projet avant sa construction, l'IA est un outil en cours d'appropriation par les logiciels de conception en ce qui concerne notamment l'optimisation énergétique, le chiffrage des opérations, la génération automatique du ferraillage.
Plus largement et dans un champ qui relève encore pour partie de la recherche, l'IA est utilisée dans un esprit d'optimisation multicritères. Ainsi, la start-up Vizcab propose l'équivalent d'une « table de mixage » de projet de construction, afin de mieux en gérer l'impact carbone en fonction de l'ensemble des contraintes et objectifs posés.
Enfin, l'approche de l'apprentissage par renforcement peut être intéressante pour déboucher sur des résultats ou des conceptions que les humains n'ont pas l'habitude de penser. Joel Simon, chercheur aux États-Unis, a expérimenté un modèle similaire à de l'apprentissage par renforcement pour générer les plans d'une école. Les plans proposés sont originaux et inattendus. À partir des mesures de l'espace original, le logiciel produit des propositions pour optimiser l'espace et le matériel, ou pour optimiser les parcours en cas d'incendie.
De l’IA pour des plans d’école
Cliquez sur l'image pour l'agrandir.
Cet exemple illustre la capacité de l'IA à générer de nouvelles solutions. En revanche, elle remet en question les usages actuels au-delà des plans, puisqu'il s'agirait dans cet exemple d'une structure bien plus complexe et potentiellement plus coûteuse à construire que ce qui existe aujourd'hui. De plus, au-delà des défis techniques qui sont posés, les habitudes des résidents sont également remises en question. Dans l'exemple de ces nouveaux plans d'école, on sort complètement des schémas cartésiens d'organisation de l'espace hérités de la conception millénaire de la ville grecque, dont la configuration en damier a inspiré nombre de planificateurs urbains en Amérique du Nord par exemple. Saurions-nous nous orienter et nous épanouir dans ces nouvelles architectures ? Plus les briques d'IA seront à disposition, plus il s'avérera essentiel d'intégrer dans ces outils l'ensemble du cycle de vie du bâtiment et des besoins des usagers pour confronter aux calculs de l'IA toutes les contraintes du projet quelle qu'en soit l'étape de vie.
L'IA sur les chantiers : toujours en chantier
L'IA, sur les chantiers, porte sur différentes sources potentielles de données.
Tout d'abord, en captant des images au travers de caméras (fixes, scans manuels ou drones), l'IA permet de recenser automatiquement les différents éléments du chantier. Ainsi, on commence à voir émerger des logiciels générant des rapports d'avancement pour des chantiers spécifiques (pour des gratte-ciel par exemple, avec la start-up Disperse) ou des logiciels qui se proposent d'alerter en temps réel sur de potentiels risques (collisions, absence de port des équipements de protection, etc.). Cependant, les solutions d'intelligence artificielle aujourd'hui en test à l'échelle d'un chantier restent complétées et contrôlées par des humains. Ces applications ne sont pas encore réellement matures.
Un autre champ d'analyse est celui de l'utilisation de l'IA en écoutant les bruits de chantier. Ce champ de recherche permettrait d'avoir une source de données complémentaires pour aider à qualifier les activités en cours sur le chantier.
L'IA permet aussi d'outiller les engins de chantier : d'une part, pour en améliorer la productivité et la maintenance (maintenance prédictive) et, d'autre part, pour les rendre progressivement autonomes, même si ce dernier aspect ne relève pas d'un futur proche tant un chantier est complexe et que les risques y sont grands.
En dépit de tous ses atouts et toutes ses promesses, l'IA ne répond pas systématiquement aux nombreux enjeux fondamentaux que sont la créativité, l'empathie, la rentabilité, le bien-être au travail, la relation avec les clients ou encore la vision d'ensemble des projets. Son développement massif sur les chantiers à court terme est peu probable.
En revanche, la gestion de chantier effectue sa transition numérique et de nombreuses données de suivi et de planification sont stockées sur des plateformes numériques.
L'intelligence artificielle offre ainsi des pistes de soutien à la conduite et au pilotage de chantier en organisant et archivant automatiquement une base documentaire ; en détectant des risques contractuels ou opérationnels à partir des différentes versions des documents de gestion associés aux données météo et de scans de chantier. Son utilité s'affirme à travers des moteurs de recherche ou des assistants vocaux numériques pour accéder à une information dans la base documentaire ou réglementaire, ou à partir d'une maquette numérique.
Une nouvelle ère pour la maintenance et l'exploitation des bâtiments
En phase d'exploitation, l'IA offre la possibilité d'optimiser la gestion du bâtiment en s'abreuvant des données à disposition : maquette numérique, capteurs de température, données météo, plannings, occupation de l'espace, etc. Elle ouvre la porte à la réduction des coûts et de l'impact environnemental par l'optimisation du fonctionnement - notamment - énergétique et des opérations de maintenance (aide au diagnostic, optimisation des interventions). Elle permettra la création de nouveaux services : d'abord par des interfaces et communications augmentées (agents conversationnels ou chatbots, communication non verbale, vocale, interactions humain-machine améliorées), ensuite par la prédiction des besoins des résidents et la génération de propositions de services personnalisés. Les possibilités de services sont extrêmement variées : traduction en temps réel, prise de notes et compte-rendu de réunion automatisés, aide à la gestion sur les agendas.
L'exploitation de toutes ces innovations dépend largement du degré de numérisation des équipements. Si le recours au numérique va croissant, de nombreuses possibilités restent encore largement à explorer.
Demain, l'IA interagira avec les logiciels de gestion technique des bâtiments, qui pourront s'intégrer dans de futurs building operating systems (systèmes d'exploitation du bâtiment).
La maintenance pourra progressivement se doter de la puissance prévisionnelle de l'IA sur leurs données de tous les équipements des bâtiments pour améliorer la gestion des ascenseurs, les réseaux, les chaudières, etc. Bref, l'IA permettra une gestion plus intelligente et optimale des bâtiments.
Jusqu'où aller avec l'IA dans le secteur du bâtiment ?
L'intelligence artificielle, outil à forte capacité de transformation, soulève plusieurs enjeux.
En termes de compétences, il faut trouver un format de travail entre les équipes opérationnelles du bâtiment et des experts de l'IA et de la gestion de données. L'IA relevant encore de démarches exploratoires dans le secteur du bâtiment, il faut coordonner l'ensemble des programmes de recherche, d'innovation et de gestion des systèmes d'information des entreprises pour développer des solutions d'IA intégrées aux entreprises et véritablement utiles aux opérationnels. De plus, l'IA vient souvent automatiser ou optimiser une tâche humaine répétitive, ce qui constitue une évolution des postes de travail à anticiper pour les collaborateurs. Enfin, si la tâche automatisée fait partie d'un processus d'apprentissage du métier (par exemple la revue de contrats), comment faire en sorte que les futurs responsables, ne passant plus par cette étape d'apprentissage, en conservent les compétences ?
En termes de transparence, les algorithmes d'intelligence artificielle rendent parfois difficile l'explication d'une solution proposée par le logiciel : l'IA fait souvent effet de boîte noire. Comment expliquer les choix et processus ayant conduit le logiciel à choisir certains matériaux pour la conception d'un bâtiment au détriment d'autres ? Qui est responsable d'une décision lors d'un litige sur une solution fournie par l'IA ? De plus, l'IA reproduit, voire caricature, les biais des données sur lesquelles elle s'entraîne : comment garantir une certaine diversité des données et quelle gouvernance donner à cet enjeu ? Ces questions s'accumulent à mesure que de nouveaux projets apportent de nouvelles découvertes, comme cette initiative de tri de candidats à l'emploi chez Amazon, qui ne faisait remonter que les candidatures d'hommes pour les postes de développeur informatique... L'IA reflète la réalité des données qu'on lui soumet : lorsqu'elle sera utilisée, elle remettra certaines problématiques générales du bâtiment sur la table.
Enfin, l'utilisation de l'IA pose nécessairement la question des enjeux environnementaux. Non seulement l'IA consomme beaucoup d'énergie pour les calculs et le stockage des données, mais elle engendre des coûts conséquents en composants pour les capteurs et les data centers nécessaires à son déploiement. Ces coûts sont faibles pour une application d'IA avec des données déjà collectées et centralisées (données de comptabilité par exemple) mais peuvent être élevés s'il s'agit d'outiller tout un parc de bâtiments en capteurs. Ainsi, une utilisation d'IA pour optimiser la consommation d'énergie d'un bâtiment pourrait-elle jouer contre son camp : par ses coûts propres en énergies et matériaux ; par un usage renforcé des résidents du bâtiment de ses services du fait de l'optimisation (effet rebond).
Pour une utilisation raisonnée et responsable de l'IA, il sera essentiel d'appliquer des méthodes d'évaluation de l'ensemble de ces enjeux sociétaux. En France, des cabinets privés, des autorités publiques et des organisations d'intérêt général proposent des méthodes d'évaluation de l'éthique, de l'impact environnemental ou encore de l'impact sur les ressources humaines de l'IA. Face à une utilisation massive et souvent aveugle de l'IA, sachons, dans le bâtiment, montrer l'exemple par une maîtrise intelligente de l'intelligence artificielle.
- Luc Julia, L'intelligence artificielle n'existe pas, First éditions, 2019.
- Par commodité, nous utiliserons l'abréviation IA pour désigner l'ensemble du champ des différentes technologies que le concept recouvre.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2019-10/intelligence-artificielle-et-batiment-que-se-passera-t-il-demain.html?item_id=5715
© Constructif
Imprimer
Envoyer par mail
Réagir à l'article