Aifang MA

Doctorante et enseignante à Sciences-po.

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L'IA en Chine : état des lieux

L'intelligence artificielle occupe aujourd'hui une place croissante dans l'empire du Milieu. Fortement soutenues par le gouvernement, des stratégies tous azimuts visent à faire de la Chine, avec ses start-up et ses géants du numérique, le pays le plus performant en la matière. Ce qui s'observe en matière d'assurance, de santé, de gestion de l'ordre public ou de politiques environnementales. Avec des préoccupations juridiques et éthiques particulières, dans le cadre des recompositions géopolitiques en cours.

En Chine, le 11 novembre marque la fête des Célibataires. Créée pour des raisons commerciales, cette fête profite avant tout aux marchands électroniques. Le 11 novembre 2018, Alibaba, géant chinois de la vente en ligne, a réalisé un chiffre d'affaires de 25,3 milliards d'euros, soit une progression de 39 % par rapport à 2017 et de 87 % par rapport à 2016.

Le succès triomphal de l'e-commerce chinois s'explique par l'application généralisée de l'intelligence artificielle (IA), domaine où la Chine est devenue l'un des pays les plus avancés dans le monde et qui revêt une importance stratégique pour le pays. Lors de la présentation des voeux de nouvelle année du président Xi Jinping en 2018, on pouvait voir derrière lui deux livres importants : The Master Algorithm, de Pedro Domingos et Augmented: Life in the Smart Lane de Brett King 1. Et ce n'était pas un hasard.

Stratégies nationales en IA

Lorsque la Chine s'est lancée dans le développement de l'IA, deux objectifs ont été fixés : relever les défis intérieurs et rattraper le niveau américain. En juillet 2017, le Conseil des affaires de l'État a rendu public son « Plan de développement de la prochaine génération de l'intelligence artificielle pour la période de 2016 à 2030 » (ci-après le Plan). Ce document présente un développement de l'IA en trois étapes, dont l'objectif final est que le pays devienne le leader mondial de l'IA en 2030 ainsi qu'une référence en matière de réglementation.
En plus de la fixation de stratégies à long terme, le gouvernement chinois accorde un soutien financier décisif au secteur. Des investissements à hauteur de l'équivalent d'environ 23 milliards de dollars sont prévus d'ici à 2020 pour aider les universités, les incubateurs et les start-up à développer leur expertise en matière d'IA.

Vu son retard dans la production d'équipements clés tels que les puces spécialisées, la Chine redouble d'efforts dans l'achat de technologies issues de pays étrangers. Selon Forrester Research, entreprise de conseil fournissant une expertise sur les enjeux technologiques, la Chine aura augmenté ses achats de technologies de 8 % en 2018, pour un montant total équivalent à 234 milliards de dollars. La Chine applique la « méthode des raccourcis » 2 au secteur de l'IA. Par ailleurs, au regard de l'immense potentiel du marché chinois, les entreprises étrangères adoptent souvent une attitude coopérative par rapport aux règles chinoises.

La Chine s'efforce ainsi de créer un environnement social favorable à l'IA. Dans le Plan, il est indiqué qu'« il faut utiliser tous les moyens de communication traditionnels ou émergents pour informer le peuple chinois des avancées importantes réalisées dans le domaine de l'IA. Le développement de cette dernière doit s'ériger en consensus social. En outre, il convient de mobiliser la participation active de toute la société au développement de l'IA ».

Ce n'est donc pas une surprise si 65 % des citoyens chinois se déclarent confiants en cette technologie, contre 29 % dans d'autres pays, à en croire le bureau britannique Dentsu Aegis, multinationale basée à Londres et spécialisée dans les médias et le marketing numériques.

Dynamique des champions numériques nationaux

Depuis 2016, année où le programme informatique Alpha Go a battu le troisième joueur mondial de go, des progrès spectaculaires ont été réalisés en Chine, avec un marché de l'IA en constante expansion. Le dynamisme des géants du numérique (représentés par les BATX 3) et des start-up ont grandement contribué au développement accéléré du secteur dans le pays.

Les entreprises chinoises de l'IA font preuve d'une expertise très avancée. La société pékinoise iFlytek, créée en 1999, est un leader en matière de traitement de la voix et de reconnaissance vocale. Avec une précision de 95,4 %, la technologie de reconnaissance d'image de Baidu dépasse celle de Google, dont l'exactitude est de 95,2 %.

De plus, les entreprises chinoises ont établi de nombreux partenariats avec leurs homologues britanniques, américaines et allemandes. La coopération sino-française en IA a été lancée officiellement début 2018 avec la visite officielle du président Emmanuel Macron à Pékin. Dans ce cadre, les deux pays se sont accordés sur la création d'un fonds d'investissement commun de 1 milliard d'euros dans la recherche fondamentale et les applications industrielles de l'IA.

Le dynamisme exceptionnel des entreprises chinoises s'explique par plusieurs facteurs importants. En plus de la capacité inégalée des supercalculateurs chinois et d'un environnement social favorable, les entreprises du secteur ont la possibilité de collecter un volume gigantesque de données, avec lesquelles elles peuvent entraîner leurs algorithmes pour les rendre encore plus performants. Par ailleurs, les conditions dans lesquelles les sociétés chinoises de l'IA se développent sont relativement souples, dans la mesure où, pour le moment, le gouvernement ne leur impose pas beaucoup de contraintes éthiques. Il faut aussi noter l'existence d'une véritable synergie entre les acteurs publics et les acteurs privés. Par exemple, le soutien des autorités locales a été décisif dans le développement, devenu légendaire, de nombreuses sociétés, comme SenseTime et CloudWalk.

État des lieux du développement de l'IA

Les applications de l'IA en Chine se sont développées à une grande vitesse, prioritairement dans le domaine de la santé. Le pays est, depuis 2014, le deuxième le plus avancé du monde concernant l'e-santé. Dans ce secteur, la Chine représente 37 % des parts de marché en Asie-Pacifique. Conscientes du potentiel commercial de l'e-santé, les entreprises chinoises s'y lancent les unes après les autres. Alibaba a développé AliHealth, plateforme qui est devenue aujourd'hui une référence dans l'e-pharmacie et les services pharmaceutiques dits O2O (online to offline), c'est-à-dire au croisement du commerce en ligne et du commerce physique.

Mobilisant largement l'IA, le groupe Ping An s'impose aujourd'hui comme le numéro un mondial de l'assurance, dépassant Allianz et Axa. Dans le domaine de la santé, les algorithmes de Ping An parviennent, en analysant des photos et des radiographies, à diagnostiquer vingt-trois affections simples et à détecter les risques de cancer du poumon.

Corollaires d'une dynamique d'urbanisation brutale, de nombreux problèmes posent un vrai défi au maintien de la stabilité sociale en Chine. Au regard des gains de temps et de budget promis par l'IA, celle-ci se voit conférer un rôle important dans la préservation de l'ordre public. De nombreuses villes chinoises utilisent l'IA dans la gestion des transports urbains. Les piétons traversant au rouge verront leur visage apparaître sur des écrans publics. Le visage ne disparaîtra que lorsqu'une amende sera payée au commissariat local. Concernant la prévention d'actes criminels, l'algorithme de CloudWalk, société pionnière de la reconnaissance faciale, peut effectuer des comparaisons entre les images recueillies et celles stockées dans la base de données des forces de l'ordre, facilitant ainsi l'intervention policière.

À propos de l'utilisation de l'IA à des fins de défense nationale, plus d'une centaine de spécialistes de haut niveau ont été recrutés pour travailler sur l'IA et les technologies quantiques pour des applications militaires. La dernière version du drone de combat Wing Loong II a fait l'objet de commandes, notamment de la part de l'Arabie saoudite (300 appareils). Par ailleurs, la Chine a commencé début 2018 la construction d'un site de test des navires sans pilote à Zhuhai, projet cofinancé par le gouvernement local, la China Classification Society, l'université de technologie de Wuhan et OceanAlpha.

Appliquer l'IA à la protection environnementale est l'une des ambitions de la Chine. Des systèmes de prévention et de contrôle intelligents seront construits dans la bande économique du fleuve Yangzi Jiang, la province contiguë de Hebei et les villes de Pékin et Tianjin. Le 10 juin 2017, Alibaba Cloud, division informatique d'Alibaba, a lancé son initiative appelée ET Environment Brain. Les analyses d'ET Environment Brain, basées sur une technologie de perception intelligente et des images collectées par satellite, peuvent aider les autorités locales à lancer des alertes environnementales.

Dans la concurrence sino-américaine, la Chine est en train de prendre le dessus en termes de publications et d'investissements. Entre 2011 et 2015, la Chine a dépassé les États-Unis pour se placer en première position mondiale en matière de volume de publications. Elle attire, en outre, davantage d'investissements que les États-Unis. En 2017, l'équivalent de 15,2 milliards de dollars a été investi à l'échelle mondiale dans des start-up d'IA. Près de la moitié de cette somme est allée directement vers la Chine, contre 38 % pour les États-Unis. La position privilégiée du pays de Confucius est résumée par l'investisseur américain Lee Kai-Fu en ces termes : « Si les données sont le nouveau pétrole, alors la Chine est la nouvelle Arabie saoudite. » 4

Visées nationales et géopolitiques

Les intentions du gouvernement chinois, qui a investi des sommes colossales dans l'IA, sont souvent interprétées d'une façon simplifiée en Occident. Les accusations varient de la domination géopolitique en Asie-Pacifique à l'établissement d'une hégémonie mondiale, en passant par l'application d'une surveillance sociale.

L'importance stratégique accordée par la Chine à l'IA s'explique d'abord par son environnement international. Le développement de la Chine a provoqué une alliance entre le Japon et l'Inde et suscité chez d'autres pays asiatiques l'envie de faire appel à une présence américaine renforcée dans la région. En tant que technologie extrêmement prometteuse, l'IA est devenue un enjeu géopolitique pour la Chine, qui aspire à être leader mondial, sans être prise de court par les vicissitudes internationales. Rien, en l'espèce, n'est illégitime quand un pays a l'ambition de devenir numéro un mondial. Tout simplement, la suprématie américaine est tellement présente dans les esprits qu'il paraît toujours plus ou moins anormal d'imaginer qu'ils soient dépassés par un autre pays.

La Chine a également besoin d'IA pour relever des défis nationaux. Elle est pour l'instant le plus grand émetteur de gaz à effet de serre dans le monde. Elle doit aussi améliorer les services publics au bénéfice de son 1,3 milliard d'habitants, d'autant plus que la Chine est entrée dans la société de vieillissement. L'IA pourrait être une solution efficace, permettant de résoudre ces différents problèmes en même temps, ce qui est dans l'intérêt de tous les pays du monde. Sinon, la Chine risquerait d'exporter ses difficultés et d'attiser une instabilité internationale.

En matière de sécurité nationale, la Chine ne souhaite pas que les données personnelles des citoyens chinois soient usurpées et exportées par les multinationales numériques américaines. Développer une expertise avancée en IA est évidemment une bonne méthode pour défendre la souveraineté numérique nationale.

La Chine a l'ambition de devenir un acteur à part entière dans la réglementation de l'IA, une demande plutôt légitime. Il est grand temps de mettre fin à la situation où les pays développés monopolisent la définition des normes internationales auxquelles les pays en voie de développement sont obligés d'obéir, sous peine d'isolement, voire d'exclusion. D'ailleurs, comme cela a été démontré à travers la World Artificial Intelligence Conference en septembre 2018 à Shanghai, la Chine affiche sa volonté de jouer un rôle important dans la coopération internationale dans le domaine de l'IA. À l'appui de l'initiative One Belt One Road (Nouvelle route de la soie), la Chine se lancera dans la création de bases de coopération internationale d'IA, avec notamment des centres de recherche conjoints.

Dernier point, la Chine est accusée d'utiliser l'IA pour exercer une surveillance sociale liberticide. Néanmoins, les 170 millions de caméras installées en Chine servent aussi à lutter contre la délinquance, le terrorisme, l'incivisme et le trafic d'êtres humains. Qui plus est, la surveillance sociale est un phénomène qu'on retrouve partout dans le monde.

Les exagérations de la presse occidentale à propos du cas chinois se vendent certes très bien auprès de son lectorat, mais cela encourage le maintien de stéréotypes et surtout, ne contribue en rien à améliorer la situation en Chine. L'utilisation généralisée de smartphones, de cookies, de réseaux sociaux, amène aussi la généralisation de la surveillance, comme en témoignent l'adoption du RGPD et l'existence de nombreuses associations et ONG militant en Occident pour la protection des données personnelles.



  1. Pedro Domingos, The Master Algorithm. How the Quest for the Ultimate Learning Machine Will Remake Our World, Basic Books, 2015 ; Brett King, Augmented: Life in the Smart Lane, Marshall Cavendish International, 2016.
  2. La « méthode des raccourcis » est utilisée pour décrire la manière dont la Chine a pu rattraper le niveau de développement économique des pays occidentaux en moins de trente ans. À cette fin, la Chine offre des avantages fiscaux aux entreprises et aux investisseurs étrangers pour des investissements et des transferts technologiques aux entreprises chinoises.
  3. BATX désigne les quatre géants chinois : Baidu, Alibaba, Tencent et Xiaomi. Ils sont spécialisés respectivement dans les moteurs de recherche, l'e-commerce, les réseaux sociaux et les télécommunications.
  4. Lee Kai-Fu, AI Superpowers: China, Silicon Valley and the New World Order, Houghton Mifflin Harcourt, 2018.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2019-10/l-ia-en-chine-etat-des-lieux.html?item_id=5710
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