Gérard ADAM

Professeur émérite au Conservatoire national des arts et métiers (Cnam).

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Le paritarisme,une spécificité française menacée

Le paritarisme est confronté à la dynamique d'universalisation de la protection sociale et à des contestations de sa légitimité comme de son efficacité. Le système a su pourtant faire ses preuves, alliant syndicats et patronat dans la gestion et les évolutions de pans importants du modèle social. L'avenir de cette dimension essentielle de la démocratie sociale est incertain.

Le paritarisme : une notion faussement simple, à géométrie variable. Paritarisme de gestion, de négociation, d'orientation, tripartisme larvé : les termes et qualificatifs sont nombreux pour cerner cette réalité spécifiquement française. L'annexe de l'accord national interprofessionnel (ANI) du 17 février 2012 sur la modernisation du paritarisme, comme le rapport Germain de juin 2016 consacré au même thème, énumèrent une longue série d'organismes dont il faut souligner qu'un certain nombre n'ont rien ou pas grand-chose de véritablement paritaire (l'ensemble des institutions de sécurité sociale, par exemple).

La rigueur justifie de retenir trois critères pour définir clairement le paritarisme. D'abord, l'origine contractuelle du système (retraites complémentaires, assurance chômage, formation, Apec) ; ensuite, l'origine des ressources (contributions d'origine contractuelle, par opposition à des subventions publiques ou des mesures fiscales) ; enfin, la liberté de gestion et d'utilisation des ressources. Dès lors, on est tenté d'observer que le paritarisme pur n'existe plus vraiment aujourd'hui. Mais, au moins, cette grille d'analyse permet-elle d'éviter la confusion en s'en tenant au cœur du système : le paritarisme de gestion, dont l'existence soulève quatre interrogations

Quel fonctionnement pour le paritarisme de gestion ?

Gouvernance rigoureuse, gestion irréprochable et transparente, efficacité du service proposé, compétence des mandataires : ces termes de l'ANI de 2012 indiquent clairement en creux les défaillances des institutions paritaires auxquelles les partenaires sociaux ont entendu remédier. Par ailleurs, un pas important a été franchi en direction de la transparence du financement des syndicats et du patronat avec la création de l'Association de gestion du fonds paritaire national (AGFPN), créée en mars 2015, financée à la fois par une contribution de 0,016 % de la masse salariale des entreprises (pour un total de 91,3 millions d'euros en 2016) et d'une subvention de l'État (32,6 millions). Au total, pour 2016, les sommes redistribuées ont représenté 122,8 millions d'euros (83 millions pour les syndicats et 39,8 pour le patronat).

Cette double clarification appelle cependant des prolongements indispensables. D'une part, le bilan de l'accord de 2012 reste à établir : dans quelle mesure les exigences posées alors sont-elles devenues une réalité dans chacune des institutions paritaires ? D'autre part, toutes les instances considérées comme paritaires ne sont pas encore incluses dans le champ du Fonds pour le financement du dialogue social 1.

Quelle logique de représentation ?

Une tendance lourde existe en faveur de l'universalisation des prestations sociales. Elle percute les trois étages traditionnels de notre système social : la solidarité pour tous, l'assurance pour ceux qui acquittent une cotisation dans le cadre de systèmes contractuels collectifs et la responsabilité individuelle pour ceux qui acceptent un effort personnel. Or, dans certains domaines, les frontières entre ces trois domaines sont devenues poreuses, ou le deviendront. Le cas de l'assurance chômage est particulièrement significatif à cet égard, avec son extension annoncée aux indépendants. Comment organiser la concertation et la coordination entre ces trois niveaux quand le paritarisme est souvent sollicité pour assumer des dépenses de solidarité ?

La spécificité originelle du paritarisme est de reposer sur une vision simplifiée des rapports sociaux dans une société devenue complexe et qui ne se définit plus par l'opposition simpliste entre salariés et patrons. Des formes nouvelles d'activité (autoentrepreneuriat, « ubérisation »...) remettent en cause les catégories du droit du travail. Concrètement, les syndicats peuvent difficilement affirmer représenter les chômeurs, les retraités, les « indépendants » au statut souvent incertain. L'idée d'un élargissement des instances représentatives à de multiples catégories sociales et professionnelles serait illusoire et n'irait pas non plus dans le sens d'une plus grande efficacité. L'affirmation selon laquelle, par nature, l'État assurerait une parfaite représentation de tous relèverait aussi d'une pure affirmation doctrinale. La réponse à ce défi d'institutions plus fidèles à la réalité d'une société complexe n'est sans doute pas institutionnelle, mais plutôt à rechercher en direction d'une culture - mais aussi de règles - de lisibilité, de réactivité et de responsabilité.

Quelle capacité à assurer des réformes structurelles ?

Les institutions paritaires doivent à la fois assurer l'équilibre de leurs comptes, mener les réformes nécessaires à l'évolution de la société et obtenir l'accord d'une majorité d'organisations syndicales et patronales. Mission impossible ? Les risques sont évidents : soit des déficits financiers devenant insoutenables, soit l'immobilisme social, soit l'échec contractuel. Le bilan du paritarisme n'est pas aujourd'hui en noir et blanc, mais en gris : variable suivant que l'on examine les retraites complémentaires, l'assurance chômage ou la formation. Encore faut-il observer que les interventions incessantes de l'État ne facilitent pas la solution des équations.

Surtout, ce bilan ne saurait ignorer que la logique profonde du paritarisme consiste à réduire l'intensité des affrontements sociaux, ce qui est fondamental. Le paradoxe de son fonctionnement tient de sa gestion, assurée par l'ensemble des partenaires sociaux, y compris par ceux qui ont récusé les accords à mettre en œuvre. Ce détail change tout et incite à se demander si l'État pourrait faire mieux. Ce qui est en jeu, c'est moins la timidité réformatrice des partenaires sociaux que la capacité des Français à accepter des changements difficiles.

Quels rapports avec l'État ?

Toutes les instances paritaires ont été créées avec l'objectif de favoriser des espaces d'autonomie contractuelle pour les partenaires sociaux. Les gouvernements, de droite comme de gauche, se sont souvent mal accommodés de cette perspective, rusant de multiples façons pour en réduire la portée. Actuellement, une nouvelle phase s'est ouverte, dépassant de loin les escarmouches traditionnelles. L'enjeu n'est plus celui d'un « tripartisme larvé », mais d'une remise en cause du principe même du paritarisme.

Dans le passé, l'interventionnisme de l'État a souvent simplement résulté de son impécuniosité, ce qui l'a conduit à faire financer des pans de sa politique sociale par le paritarisme. Ainsi en a-t-il été pour l'Agefiph ou le 1 % logement. De même, la création du Fonds paritaire de sécurisation des parcours professionnels (FPSPP) a résulté d'un compromis complexe pour faire participer les fonds de la formation professionnelle à des missions relevant de l'action publique 2. Dans le cas de l'assurance chômage, l'interventionnisme gouvernemental s'est trouvé facilité par l'obligation juridique de faire avaliser par le Parlement les accords intervenus. Une voie plus souple a cependant été utilisée pour l'ensemble du dialogue social avec le recours à des documents d'orientation permettant, en principe, de conjuguer liberté de négociation des partenaires sociaux et primauté de l'État.

Cet équilibre fragile a été remis en cause par Emmanuel Macron, qui n'a pas caché sa contestation du principe même du paritarisme, donc du rôle des syndicats et du patronat dans des dossiers sociaux majeurs.

Un avenir incertain

Le président de la République veut conduire rapidement et sans faiblir toutes les réformes qu'il estime nécessaires pour la modernisation de la France. C'est donc une transformation complète du dialogue social qui est en jeu, au-delà même du paritarisme. Les partenaires sociaux vont ainsi se trouver confrontés à deux obstacles de taille. Le premier leur est propre et tient à leur capacité à se rassembler pour mener ensemble les changements sociaux conciliant le double objectif de l'équilibre financier et de l'équité sociale. Le second, plus global, tient à l'hyperprésidentialisme qui semble caractériser de plus en plus le pouvoir exécutif. Celui-ci n'entend manifestement pas accorder une large place aux syndicats et au patronat pour gérer des missions d'intérêt général. C'est au fond toute une vision de la démocratie sociale qui est en cause. L'enjeu est de taille.

  1. Le Fonds pour le financement du dialogue social, créé par la loi 2014-288 du 5 mars 2014 relative à la formation professionnelle, à l'emploi et la démocratie sociale, a pour mission de contribuer au financement des organisations syndicales de salariés et des organisations professionnelles d'employeurs pour leurs activités concourant au développement et à l'exercice de missions d'intérêt général. Le fonds paritaire, géré par l'AGFPN, est dirigé par les organisations patronales et syndicales représentatives au niveau national et interprofessionnel.
  2. Créé par l’accord national interprofessionnel du 7 janvier 2009 sur le développement de la formation tout au long de la vie professionnelle, la professionnalisation et la sécurisation des parcours professionnels et par la loi no 2009-1437 du 24 novembre 2009 relative à l’orientation et à la formation professionnelle tout au long de la vie, le FPSPP est une association constituée entre les organisations syndicales d’employeurs et de salariés représentatives au niveau national et interprofessionnel.
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