Sommaire N°10

Février 2005

Brigitte POUSSEUR

Avant-propos

La transmission d'entreprise, une affaire de psychologie

Alain BLOCH

Retrouver l’esprit de conquête

Michel GODET

La valeur du travail : produire du lien social

Nathalie CARRÉ

Création et reprise, même combat ?

Gilles LECOINTRE

Quitter le pouvoir en partageant le savoir

Alain BLANC

Transmettre, c’est mourir un peu...

Peggy NORDMANN

Reprendre l’entreprise familiale : désir et résistances

François BUELENS

Des freins de tous ordres

Jean-Michel LEFÈVRE

Bâtiment : une école pour les repreneurs de demain

Jusqu'ou ira la judiciarisation de la société ?

Edgar MORIN

La punition est satisfaisante

Pascal BRUCKNER

Vers une société de victimes ?

Ulrich BECK

La société du risque

Dominique BARELLA

La machine infernale de la judiciarisation

Edwige BELLIARD

Des normes juridiques diverses et trop complexes

Christophe RADÉ

Faut-il avoir peur du principe de précaution ?

Patrick PERETTI-WATEL

Transgression et conduites à risques : des réactions à l’hyperprotection

Philippe BILGER

La justice doit accepter le contrôle du citoyen

François STASSE

Médecine et droit, un couple à risques

Xavier de ROUX

Réhabiliter la responsabilité civile du chef d’entreprise

Jean-Paul NOURY

Comment limiter les effets de la
« judiciarisation » de l’économie ?

Jean-Pierre DANIEL

Peut-on tout assurer ?

Lawrence M. FRIEDMAN

Les Etats-Unis sont-ils la «patrie» des contentieux ?

Elisabeth LAMBERT-ABDELGAWAD

La dimension internationale de la judiciarisation

Gilles LECOINTRE

est PDG du cabinet Intercessio et directeur de publication du magazine «Repreneur».

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Quitter le pouvoir en partageant le savoir

La préparation psychologique – du cédant comme du repreneur – est un élément essentiel de la transmission. Quelques conseils simples pour avoir plus de chances de réussir…

Récemment, j’assistai à une rencontre, d’apparence banale, entre un dirigeant propriétaire d’une PME industrielle et régionale d’une taille « respectable » (30 millions d’euros de chiffre d’affaires), et un cadre dirigeant représentant un grand groupe appartenant au même secteur d’activité.

De quoi était-il question ? Tout simplement… de la cession éventuelle de l’entreprise de l’un à l’autre ! Ce rendez-vous, le premier du genre avec ce client cédant, était très important parce qu’il est un fait reconnu que beaucoup de choses se jouent dans ce premier face-à-face, et que, par ailleurs, nous savions le cédant très « crispé » sur le sujet.

Tout se passait bien et avec la plus grande cordialité, jusqu’au moment où le sujet de l’« accompagnement » de la cession fut sur la table. Cette question n’était pas au demeurant anodine, car un des rares défauts de cette société résidait dans la très grande dépendance clientèle-dirigeant.

En fait, en dehors du dirigeant lui-même, l’équipe commerciale était réduite à presque rien. Aussi, quelle ne fut pas notre stupéfaction d’entendre notre cédant dire : « Le jour où je cède, je quitte l’entreprise et je ne veux plus y remettre les pieds ! »

Le choc de la décision de vendre

Quelques semaines plus tard, l’éventuel repreneur, après avoir pris le temps de rendre compte à son actionnaire, revenait vers nous pour nous déclarer : « Sans Monsieur X, l’affaire ne vaut pas du tout la même chose, et, dans tous les cas, nous ne reprenons jamais de société sans transmission longue du savoir-faire.»

Que s’était-il passé dans la tête du cédant pour sortir une telle « énormité » ?

En fait, ce dirigeant, au demeurant de contact agréable, ouvert et réactif dans toutes les situations normales de la vie des affaires, avait beaucoup de difficulté à encaisser le choc de sa récente décision de vendre. Digne successeur de son père, il avait développé une société qui était passée, en une trentaine d’années, du stade artisanal à l’état d’un groupe leader régional. Dans cette aventure, son épouse, très solide financière, l’avait accompagné de façon extrêmement proche. En revanche, son fils, cadre technique aux compétences reconnues dans son domaine (et qui aurait pu logiquement lui succéder), n’aspirait pas à assumer la suite de cette success story familiale. De ce fait, un conseil familial avait tranché la question en concluant à la vente.

Mais cette décision dans laquelle Madame avait joué un rôle déterminant, avait été prise « contraint et forcé » par Monsieur. Dans cette histoire, c’est Monsieur qui était le plus sensible, et Madame, la plus froide. En fait, Madame avait tiré toutes les conséquences objectives, d’une part, de la désaffection du fils, et, d’autre part, de la nécessité, compte tenu de la taille de la société et de son poids moral et financier, de la mettre en vente au bon moment. La raison de Madame était empreinte de logique et d’humilité, mais le cœur de Monsieur n’y était pas.

Conclusion provisoire de ce petit gâchis :

  • un cédant qui n’a pas passé le cap psychologique de l’après-cession n’est pas un véritable cédant
  • il n’y a pas de cession possible sans transmission de toutes les clés de l’entreprise.

A partir de cet exemple assez symptomatique, essayons de généraliser en mettant en exergue les questions essentielles qui se posent à un cédant au cours d’un processus de transmission.

Mais, au préalable, il convient de distinguer deux types principaux de dirigeants : ceux qui ont créé ou bien hérité, et ceux qui ont racheté. Les réactions vis-à-vis de la chose vendue sont en effet fort différentes selon l’origine de propriété de la société qu’on dirige.

Différencier l’acheteur et le créateur

Celui qui a créé son entreprise, en partant « de rien », lui a en général « tout donné », non seulement son temps et sa force de travail, mais aussi toutes ses idées, sa façon de percevoir l’environnement économique et social, la manière d’organiser et de gérer, les moyens d’associer sa famille. En fait, il a en grande partie projeté sur l’entreprise sa propre personne. Il existe alors souvent une certaine confusion d’image entre l’identité du créateur et celle de sa propre entreprise. On pourrait presque parler de dédoublement de personnalité.

Si l’on parle d’une entreprise héritée, c’est un peu la même chose, en plus pesant encore, car il s’agit d’assumer tout le poids de l’image du père ou du grand-père, et de toute une famille dont il faut préserver la respectabilité, dans la continuité, sans trahir, mais aussi sans s’endormir. Le comble du paroxysme de cette problématique de la confusion se retrouve dans les sociétés plurigénérationnelles éponymes !…

Pour cette première grande catégorie d’entrepreneurs, la cession, particulièrement à un tiers extérieur, représente une rupture brutale et donc un choc violent. Pourquoi ? Tout simplement parce que la vente d’un bien si intimement lié à sa propre personne, entraîne de fait la vente d’un peu (beaucoup) de soi-même. Dès lors, la négociation peut avoir comme conséquence de juger directement, de mesurer le dirigeant lui-même. Ce qui n’est pas agréable ! D’autant que, par ailleurs, le dirigeant, dans cet abandon de poste va perdre non seulement ses revenus, mais bien davantage, son statut social de patron, sa notoriété locale, son rôle social, sa place dans la famille… c’est-à-dire tous les repères de sa vie quotidienne.

C’est beaucoup plus qu’un homme normal peut supporter s’il ne s’est pas bien préparé psychologiquement. Il est donc fortement recommandé dans ce cas de figure de bien s’autoanalyser avant de prendre une décision de vente, d’envisager objectivement toutes les conséquences, et de prévoir les solutions de remplacement. La question centrale est d’imaginer une autre vie après la vie, avec une identité nouvelle dans laquelle l’entreprise n’a plus sa place. Il convient quasiment de changer de peau ! Facile à dire !

Pour les chefs d’entreprise qui ont acquis au cours de leur carrière une société qu’ils ont fait fructifier avant de la revendre, les choses sont en général beaucoup plus simples. La relation affective est moins forte car ils n’ont pas enfanté. La coupure est plus douce, et la transaction revêt un caractère essentiellement monétaire, le prix obtenu étant l’expression directe de la rentabilité d’un placement financier.

Transmettre le savoir

Il faut donc se préparer psychologiquement. C’est une condition préalable nécessaire pour que les choses se passent bien du côté du cédant, mais cependant largement insuffisante du point de vue de l’acquéreur. Car la difficulté principale d’une cession, c’est aussi que l’entreprise, au-delà de son dirigeant, séduise l’acheteur. Et pour que l’entreprise plaise, il faut qu’elle ait du potentiel, un potentiel qui l’amène à survivre après le départ de son ex-propriétaire.

Or, cette capacité de l’entreprise à se pérenniser ne se décrète pas un mois avant sa mise en vente. Elle se prépare longtemps à l’avance, sur plusieurs années. Cette phase de préparation est absolument indispensable, et doit être conduite dans la sérénité. Elle doit amener le dirigeant propriétaire à s’interroger sur la véritable valeur de son affaire mais pas seulement sur sa valeur strictement financière, mais bien plus sur tout ce qui justifie cette valeur. C’est-à-dire ce qui fait que sa société est unique, différente de celle de ses concurrents, capable de surmonter les défis de son marché de demain.

Ce bilan de santé doit permettre de répondre à une question élémentaire : mon entreprise est-elle vendable en l’état ?

Si tous les dirigeants se posaient au bon moment cette question, il y aurait beaucoup moins de casse dans la transmission des entreprises, beaucoup moins de désillusion chez les vendeurs, beaucoup moins de déception chez les repreneurs. Car il est plus sage de surseoir à une décision de transmission (y compris, voire surtout, à ses propres enfants) que de rechercher à découvert une solution introuvable.

Notons au passage que cet autodiagnostic n’est pas mieux ou moins bien réalisé selon l’origine de propriété de l’entreprise. Car, contrairement à la phase de préparation « psy » qui met en jeu de façon différenciée la relation affective du dirigeant avec son affaire, la réalisation d’un audit complet est une opération très concrète qui reste largement plus distanciée.

Remettre les clés au successeur

Une fois cette étape de mise en condition de l’entreprise réalisée, le déclenchement et la réalisation de l’opération de cession deviennent beaucoup plus aisés, même s’il reste un dernier effort à produire.

Cet effort, difficile psychologiquement, consiste à remettre les clés au successeur. Et c’est à ce moment critique qu’on se rend véritablement compte que, pour aller au bout de la cession, il est absolument nécessaire de disposer de ces clés et pas d’une seule (celle du dirigeant omniprésent et omnipotent), mais de plusieurs, qui ouvrent toutes grandes les portes d’une entreprise en ordre de marche.

Ceux qui n’ont pas bien perçu cette contrainte craquent, et doivent renoncer tôt ou tard à leur projet de cession. Les autres consacrent le temps nécessaire à l’accompagnement du repreneur, un temps suffisant pour transmettre l’essentiel des rouages et de la compétence de l’entreprise.

En guise de conclusion, j’attirerai votre attention une dernière fois sur trois actes fondateurs de la réussite de toute transmission d’une entreprise familiale (à un tiers extérieur, à un ou des salariés, ou à un membre de la famille) :

  • se préparer soi-même en envisageant sereinement de quitter le pouvoir,
  • préparer son entreprise en la mettant en vente à un moment positif,
  • préparer le repreneur en prenant le temps de lui transmettre tout le savoir-faire.

En une phrase : « Pour que ça marche, il faut savoir tourner la page, tout en laissant le livre ouvert ».

http://www.constructif.fr/bibliotheque/2005-2/quitter-le-pouvoir-en-partageant-le-savoir.html?item_id=2610
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