Camille Peugny est docteur en sociologie et maître de conférences à Paris 8.
Les quadragénaires bien mal lotis
Entrés dans la vie professionnelle à la fin des années 70, les générations nées au tournant des années 60 ont été victimes de la crise économique et sociale. Bénéficiant d'une éducation plus longue, elles pâtissent d'une moindre promotion sociale et vivent leur situation comme un déclassement.
Lorsqu'il s'agit de se pencher sur la nature des relations qui se nouent entre les générations, le discours médiatique oscille entre deux pôles. Selon certains, un hypothétique « conflit » entre les générations opposerait les premiers-nés du baby-boom (nés dans les années 40) et les jeunes générations du début des années 2000, les secondes étant les victimes de l'inconséquence confondante des premiers. à l'opposé, d'autres aiment à célébrer l'émergence d'un « nouvel esprit de famille » en décrivant des relations apaisées au sein d'une cellule familiale où circulent de nombreuses ressources affectives et matérielles entre parents et enfants.
Bien que diamétralement opposés, ces deux discours ont un point commun : ils focalisent leur attention sur deux générations (celle née dans les années 40 et celle des « jeunes », âgés de 18 à 30 ans). Or, entre les premiers-nés du baby-boom et la « génération CPE », une génération est oubliée, celle née au tournant des années 60, déjà quadragénaire. Pourtant, de nombreuses études ont montré que cette génération était précisément celle qui était confrontée à la situation la plus dégradée
Une situation dégradée
Sociologues et économistes ont ainsi mis en évidence des inégalités de salaires, à âge équivalent, entre les différentes générations, au détriment de celles nées dans les années 60. De même, ces dernières font face à une raréfaction des trajectoires ascendantes en cours de carrière : dans la France des années 2000, l'accès à un emploi d'encadrement s'effectue pour une très large part avant l'âge de 35 ans, très rarement après.
Du point de vue de la mobilité sociale1, la situation difficile de cette génération « intermédiaire » apparaît très nettement. Les perspectives de mobilité sociale se dégradent en effet progressivement entre une situation « plafond », celle des générations nées dans les années 40, et une situation « plancher », celle des générations nées au tournant des années 60. Ainsi, à l'âge de 40 ans et parmi les individus nés entre 1944 et 1948, ceux qui s'élevaient au-dessus de la condition de leurs parents étaient 2,3 fois plus nombreux que ceux qui voyaient leur situation se détériorer. Au même âge et pour les individus nés entre 1964 et 1968, le rapport n'est plus que de 1,3.
Autrement dit, le mouvement général demeure positif (ceux qui connaissent une trajectoire ascendante restent légèrement plus nombreux que ceux qui sont confrontés à une trajectoire descendante), mais la dégradation est sévère. Pour les individus issus des classes populaires, les trajectoires ascendantes se raréfient. Ainsi, toujours à l'âge de 40 ans, 33 % des fils d'ouvriers et employés qualifiés nés entre 1944 et 1948 occupaient un emploi de cadre ou exerçaient une profession intermédiaire (et 27 % des filles). Pour les individus nés vingt ans plus tard, les proportions ont diminué, s'établissant à 25 % pour les fils et à 24 % pour les filles.
À l'inverse, pour les individus nés dans des milieux sociaux plus favorisés, les trajectoires descendantes ont très significativement augmenté. Vers 40 ans, 13 % des fils de cadres supérieurs (et 22 % des filles) nés entre 1944 et 1948 exerçaient un emploi d'ouvrier ou d'employé. Pour les individus nés au tournant des années 60, les proportions sont respectivement de 24 % pour les fils et 34 % pour les filles.
Une génération sacrifiée ?
Mais ce n'est pas tout, car il semble bien que les individus nés au tournant des années 60 font face à la situation la plus dégradée. Les derniers chiffres disponibles laissent en effet entrevoir l'amorce d'une reprise relative pour les générations nées à la toute fin des années 60 et durant les années 70. Même s'ils doivent être avancés avec précaution et confirmés par les prochaines enquêtes, ces derniers chiffres semblent indiquer que du point de vue des perspectives de mobilité sociale, les cohortes nées quinze ans après la première vague des baby-boomers, au début des années 60, font figure de génération sacrifiée, prise en étau entre deux générations connaissant des destins plus favorables. Tout laisse penser que lorsque les premiers-nés du baby-boom partent à la retraite, les employeurs, pour les remplacer, portent leur préférence sur des jeunes diplômés, plutôt que sur des quadragénaires déjà trop vieux à leurs yeux.
Comment expliquer une dégradation si sensible ? Essentiellement par des raisons structurelles, étroitement liées à l'état de l'économie. Nés dans les années 40, les premiers baby-boomers font leur entrée sur un marché du travail en pleine expansion, à un moment où les « trente glorieuses » se caractérisent par la diffusion massive du salariat moyen et supérieur : à 30 ans, les baby-boomers sont insérés sur un marché du travail où la part des cadres augmente depuis plus de vingt ans de 0,5 % par an. Par ailleurs, pendant la décennie 60, les taux annuels de croissance sont souvent de l'ordre de 6 %, presque toujours supérieurs à 5 %. Au total, pour des individus massivement issus des classes populaires citadines ou rurales, les perspectives de mobilité ascendante sont historiques, dans un contexte de plein emploi.
à l'inverse, les générations nées au tournant des années 60 font leurs armes sur le marché du travail à partir de la fin des années 70, au moment même où les économies occidentales entrent dans une crise économique profonde et durable. La dynamique de la structure sociale se fait moins favorable (la part des cadres dans la population active continue à augmenter, mais de manière moindre et nettement plus irrégulière) et surtout, le taux de chômage progresse de manière rapide et continue. Quant à la croissance, elle est en berne : lorsque les individus nés au tournant des années 60 arrivent sur le marché du travail, la croissance moyenne est de l'ordre de 1,5 %. Dans un contexte à ce point dégradé, nulle surprise à voir les perspectives de mobilité sociale se détériorer sensiblement, tant l'état de l'économie lors de la transition entre les études et l'emploi se révèle déterminant pour le déroulement entier de la carrière : des travaux réalisés par des économistes et des sociologues américains ont ainsi montré que les deux tiers de la progression du salaire au cours de la carrière sont imputables à la première décennie de travail.
Un décalage croissant avec le niveau d'éducation
Même si elle s'explique aisément par l'état de l'économie et par la dynamique de la structure sociale, cette dégradation majeure des perspectives de mobilité sociale est vécue douloureusement par les individus concernés, et ce d'autant plus qu'une autre évolution lui est concomitante : la poursuite de l'élévation sensible du niveau moyen d'éducation. Ainsi, si 25 % des individus nés au milieu des années 40 détenaient un diplôme au moins égal au baccalauréat, la proportion grimpe à 39 % pour les individus nés au milieu des années 60. De même, 14 % des premiers étaient titulaires d'un diplôme au moins égal à bac+2, contre 24 % des seconds. Lorsqu'on les rapproche, ces deux évolutions sont absolument contradictoires. En effet, l'élévation du niveau d'éducation s'accompagne d'une dégradation des perspectives de mobilité sociale, alors même que la société française s'est construite autour du rôle central de l'école dans le processus de promotion sociale.
Plus d'éducation mais moins de promotion sociale : la situation de cette génération « intermédiaire » est ainsi marquée du sceau de ce paradoxe. Dès lors, les individus frappés par la mobilité descendante sont confrontés à un déclassement injuste. En effet, bien que souvent plus diplômés que leurs parents, nombre d'individus nés au tournant des années 60 glissent le long de l'échelle sociale, de sorte qu'au déclassement intergénérationnel s'ajoute un déclassement par rapport au niveau de diplôme possédé (overeducation) qui frappe tous les individus qui occupent des emplois pour lesquels ils sont trop qualifiés. La massification de l'école, si elle a permis une démocratisation indéniable et salutaire du système scolaire, a également provoqué une dévalorisation des diplômes, phénomène auquel ont échappé les individus nés dans les années 40 qui ont trouvé des débouchés à la hauteur de leurs qualifications.
Ces évolutions soulignent un risque important pour la cohésion sociale. Les individus confrontés au déclassement éprouvent un sentiment aigu de frustration qui se dirige avec force contre l'école. La colère et la rancœur des enfants des classes populaires à l'égard de l'école ont été depuis longtemps décrites. Cette méfiance gagne désormais les individus issus des couches sociales plus favorisées que l'école n'a pas protégés du déclassement. Pour une société dans laquelle le mythe de l'ascenseur social s'est construit autour de l'école républicaine et de la glorification du mérite, la perte de confiance généralisée envers l'institution scolaire menace les fondements mêmes du pacte social.
Quels espoirs ?
Que faire alors pour redonner une place à ces générations « intermédiaires » ? Aujourd'hui dans la quarantaine, ces dernières n'ont malheureusement guère d'espoir de changement d'ici la fin de leur carrière. Il est toutefois deux leviers que les politiques peuvent actionner pour l'avenir.
Tout d'abord, le déclassement introduit une inégalité majeure entre ceux qui peuvent compter sur un patrimoine familial important pour pallier les conséquences matérielles et financières du déclassement et ceux qui ne disposent pas de ce filet de sécurité. Face à cette inégalité majeure, le pouvoir politique doit repenser une véritable politique de redistribution qui répartisse mieux et davantage les richesses afin que la famille ne soit plus le seul amortisseur pour des déclassés de plus en plus nombreux.
Ensuite, pour éviter que le sentiment de frustration ne domine également l'expérience des générations les plus jeunes, il convient de repenser l'articulation entre la formation et l'emploi, en encourageant et en développant la formation tout au long de la vie, mais aussi en infléchissant une politique éducative qui a trop longtemps privilégié les aspects quantitatifs (pourcentage d'une classe d'âge à un niveau donné) par rapport aux aspects qualitatifs (quelles formations pour quels débouchés ?).
Repenser l'articulation entre l'école et le marché du travail n'implique pas de renoncer à ouvrir encore davantage l'enseignement supérieur, mais plutôt de le rendre plus juste, par exemple en reconsidérant l'articulation entre les grandes écoles et l'université. La coexistence de ces deux filières parallèles constitue en effet une spécificité de l'enseignement supérieur français qui est sans équivalent dans le monde. Les modes de recrutement sont opposés : tandis que l'université accepte tous les bacheliers, les grandes écoles sélectionnent leurs étudiants par un concours d'entrée censé révéler les meilleurs éléments et récompenser le mérite. Toutefois, le recrutement social des classes préparatoires et des grandes écoles demeure très inégalitaire, faisant la part belle aux enfants issus de milieux très favorisés. Après un lent mouvement de démocratisation, les grandes écoles se referment en effet à nouveau. Ces inégalités sociales d'accès sont également observées dans les troisièmes cycles universitaires, mais dans une moindre mesure, la démocratisation s'y étant poursuivie pour les générations les plus récentes.
Alors même que les grandes écoles recrutent les meilleurs étudiants issus de milieux sociaux parmi les plus favorisés, un étudiant de ces grandes écoles coûte deux fois plus cher à l'état qu'un étudiant à l'université.
Pour réduire le décalage entre l'emploi et la formation, il faut probablement que l'université s'ouvre encore davantage au monde professionnel, même si la mutation est déjà engagée et que des efforts indéniables sont faits dans ce sens depuis de nombreuses années.
Mais il faut également réduire le fossé entre les grandes écoles et l'université, par exemple en développant les passerelles et en multipliant les diplômes communs, afin d'éviter que ces efforts nécessaires ne se traduisent par un système plus que jamais à deux vitesses, les grandes écoles reproduisant une élite qui trouverait tout naturellement sa place au sommet de la pyramide des emplois, et l'université s'efforçant seule de s'adapter à la réalité du marché du travail.
- Comparaison de la profession des individus à celle exercée au même âge par leurs parents.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2008-6/les-quadragenaires-bien-mal-lotis.html?item_id=2859
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