L'État américain « dope » ses PME
L'intervention de l'État fédéral en faveur des PME et de l'innovation est d'une ampleur souvent insoupçonnée de ce côté de l'Atlantique, alors qu'elle porte des fruits incontestables sur la dynamique économique du pays.
Depuis les années 90, les États-Unis connaissent une croissance économique supérieure d'environ 1 %, en moyenne de long terme, à celle de la France et de l'Europe. Cette meilleure croissance est couplée à une plus forte augmentation du pouvoir d'achat et à un quasi plein-emploi, ce qui aggrave les disparités avec l'Europe et la France. Elle est de nature à susciter de profondes interrogations sur les raisons d'une telle divergence dans la durée. Faut-il mettre ces performances au crédit d'un libéralisme conquérant ayant accouché d'un état minimal ? Ou faut-il chercher ailleurs les leviers de la croissance américaine ?
L'obsession de la croissance et du plein-emploi
Le ralentissement brutal de la croissance américaine en ce début 2008, suite à la crise financière et à l'envolée des prix du pétrole, est un révélateur de grande ampleur des objectifs macroéconomiques poursuivis. Entre l'été 2007 et mai 2008, la banque centrale américaine a baissé sept fois son principal taux d'intérêt, le ramenant de 5,25 % à 2 %, alors que l'inflation s'inscrit en tendance annuelle à 4 %. Le contraste est saisissant avec la banque centrale européenne qui n'envisage nullement de baisser ses taux d'intérêts (à 4 % en mai 2008) au titre de la lutte contre l'inflation.
Ces différences de stratégie puisent leurs fondements dans des conceptions macroéconomiques radicalement opposées, même si elles le font toutes les deux au titre d'un libéralisme économique qui se veut exemplaire !
Penchons-nous sur les objectifs de la Réserve fédérale. Conformément à ses statuts, cette dernière doit assurer « la croissance à long terme des agrégats monétaires et fiduciaires compatibles avec le potentiel d'augmentation à long terme de la production nationale, afin d'atteindre effectivement les objectifs de plein-emploi, de stabilité des prix et de modération des taux d'intérêts à long terme ».
Joseph Stiglitz, prix Nobel et conseiller du président Bill Clinton, raconte que ce dernier s'était fermement opposé à une tentative de suppression de ces objectifs de croissance et de plein-emploi. Le président Bush n'a nullement cherché à les modifier, démontrant ainsi qu'il existe un vrai consensus au sein des différentes administrations pour les maintenir. Mais, plus important, ces objectifs ont été poursuivis avec ténacité et succès à plusieurs reprises, notamment à des moments clés de la politique monétaire durant les dernières décennies. à l'opposé, la banque centrale européenne considère, de par ses statuts, que la primauté est à la lutte contre l'inflation, reflétant ainsi une doctrine monétariste qui n'est plus de mise aux États-Unis.
En réalité, ces derniers démontrent depuis plus de vingt ans leur obsession de la croissance économique et du plein-emploi, en utilisant pleinement les armes monétaires et budgétaires quand les circonstances l'exigent. C'est ainsi que lors du dernier krach boursier de 2000-2001, la croissance sera de retour au bout d'un an ; le ralentissement économique américain actuel fait l'objet du même traitement...
La discrimination positive envers les PME
C'est dans ce contexte macroéconomique que le gouvernement fédéral a profondément modifié les règles du jeu pour faire des PME et de l'innovation de véritables moteurs de la croissance. Cette tranquille « révolution » institutionnelle a été largement sous-estimée, alors qu'elle est en grande partie à l'origine du dynamisme économique de ces dernières décennies.
Au pays de la concurrence glorifiée, la surprise vient de la loi Small Business Development Innovation Act (voir encadré ci-dessous), initialement promulguée en 1953 mais considérablement amplifiée en 1982. Elle assure obligatoirement aux PME une part de tous les marchés publics, soit directement, soit par l'intermédiaire des grandes entreprises. Au total, 100 milliards de dollars de contrats viennent doper la croissance des PME.
A l'évidence, cette aide en faveur des PME est une distorsion de grande ampleur de la concurrence pure et parfaite. Aux yeux des pouvoirs publics américains, plusieurs raisons majeures le justifient. La première est tout simplement qu'il convient d'aider les PME à devenir les champions de demain qui bousculeront les grandes entreprises vieillissantes et qui partiront à la conquête du monde entier. La deuxième raison réside dans la formidable capacité des PME à générer de la croissance et surtout de l'emploi. Il est bien connu que ce sont les PME qui créent le maximum d'emplois, contrairement aux grandes entreprises. Pour lutter contre le chômage, l'intérêt public bien compris est alors de les aider, car elles sont porteuses d'emplois en nombre.
Enfin, l'État américain a parfaitement perçu que les innovations radicales éclosent surtout dans les PME et l'économiste William Baumol a calculé qu'elles sont en moyenne treize fois plus inventives par salarié que les grandes entreprises. On comprend alors toute l'importance de choyer les PME, car c'est là que s'élabore une grande part des futurs produits.
L'histoire de l'acceptation du SBA mérite d'être contée, tant elle illustre les conceptions radicalement opposées de la concurrence des deux côtés de l'Atlantique. En 1996, fut signé l'Accord sur les marchés publics (AMP) au sein de l'Organisation mondiale du commerce (OMC) ; les Américains ont alors obtenu une dérogation qui leur permit de maintenir le SBA et l'Europe a donné son accord à cette dérogation. Faute de l'avoir réclamé pour elle-même, l'Europe n'a pas, actuellement, le droit de développer une telle politique en faveur des PME. Plus grave, la Commission européenne s'oppose à la demande du gouvernement français d'instaurer une politique semblable, toujours au nom de la nécessité d'une concurrence exemplaire !
Les relations privilégiées entre les PME et les universités
Le Bayh-Dole Act, du nom de deux sénateurs qui le proposèrent, fut adopté en 1980 ; il donne aux universités la propriété intellectuelle des inventions qui résultent de la recherche menée avec des fonds du gouvernement fédéral et il accorde la préférence aux PME pour les transferts de technologie. Des licences exclusives sont ainsi accordées aux PME, ce qui peut se révéler très intéressant pour ces dernières. De plus, il exige que les produits qui en sont issus soient majoritairement fabriqués aux états-Unis. Par la loi, l'état incite ainsi à la discrimination positive envers les PME et au patriotisme économique. En outre, cette loi autorise les chercheurs à tirer un profit financier des innovations qu'ils ont générées et elle les incite à essaimer pour la constitution de petites entreprises innovantes.
Suite à l'adoption du Bayh-Dole Act, les États-Unis ont connu une véritable explosion du nombre de brevets dont l'origine est dans les travaux des universités américaines. Ce nombre est passé de 1 500 en 1981 à 4 500 ces dernières années.
Actuellement, 158 universités conduisent régulièrement des actions de transfert de technologies en soutenant la création de très nombreuses jeunes pousses (5 171 depuis 1980). Le rythme de création des jeunes pousses s'est accéléré durant ces dernières années et on en comptait 400 uniquement en 2005.
S'il est largement reconnu que les universités américaines se classent parmi les meilleures de par le monde pour la qualité de leurs enseignements et l'intérêt de leurs recherches, elles sont aussi les meilleures pour le nombre de jeunes pousses qui sont issues de leurs recherches. De plus en plus d'universités, dont on rappellera que la grande majorité sont d'intérêt public, s'orientent vers des « universités entrepreneuriales », en développant l'esprit d'entreprise et en facilitant l'accès au capital-risque pour leurs étudiants ou pour leurs anciens élèves.
Désormais, le Bayh-Dole Act est unanimement considéré comme étant à l'origine d'une impressionnante accélération du transfert technologique vers les PME et du renforcement du lien université-industrie.
Le soutien public aux PME et aux créateurs d'entreprises innovantes
C'est aussi aux états-Unis qu'on trouve le plus grand programme d'aide publique à la création d'entreprises technologiquement innovantes. Le programme SBIR (Small Business Innovation Research) est mis en oeuvre depuis 1992, toujours dans le cadre du SBA. Ce programme de plus de 2 milliards de dollars annuels est réservé aux PME ; il les invite à créer et à développer, pour des agences gouvernementales, des produits qui n'existent pas. à cet effet, il encourage les chercheurs à créer des jeunes pousses et les PME à étendre leur potentiel technologique, tandis qu'il incite à la commercialisation de nouveaux produits très innovants.
Le processus de sélection de l'entreprise qui bénéficiera des subventions ressemble à un concours organisé en deux phases. Dans la première phase de six mois, les entreprises concurrentes reçoivent toutes une subvention d'environ 60 000 euros pour mettre en oeuvre le projet et étudier sa faisabilité.
Dans une deuxième phase, de deux ans environ, une ou plusieurs entreprises ayant été retenues, l'agence accorde une nouvelle subvention d'un montant moyen de 500 000 euros afin de développer un prototype, cette subvention pouvant aller jusqu'à plusieurs millions d'euros. Malgré la subvention publique, l'entreprise conserve l'entière propriété intellectuelle de la technologie développée.
Il est reconnu que ce programme a un impact économique considérable. Annuellement, environ 4 000 entreprises sont concernées et ce programme a aidé des milliers d'universitaires et de chercheurs à devenir entrepreneurs. Plus de 300 entreprises sélectionnées par ce programme sont maintenant cotées en Bourse. Une réussite comme celle d'Amgen (14 000 employés) est exemplaire, car créée en 1980, elle a largement bénéficié du programme SBIR et elle est devenue le leader mondial des médicaments utilisant des biotechnologies.
D'une manière générale, la participation au programme SBIR est pour une entreprise un label de qualité et de rentabilité ; il suscite ainsi l'intérêt des capitaux-risqueurs et des business angels, ce qui accélère ensuite son développement.
La réussite exemplaire de ce programme fait des émules. Un programme semblable est en cours de mise en route au Royaume-Uni. En France, une recommandation en ce sens a été récemment émise par le Conseil d'analyse économique dans le cadre de ses travaux sur le capital-investissement.
Quels enseignements pour la France ?
Pour répondre à cette question, il convient de rappeler qu'une nouvelle réalité se fait jour : dans la mondialisation en cours, les économies les plus dynamiques et les plus compétitives sont celles qui sont le plus avancées dans la transformation en économies de la connaissance, où l'innovation joue un rôle majeur. Or, les États-Unis ont pris la tête de ce mouvement. Les dirigeants européens l'ont reconnu par la déclaration de Lisbonne, en mars 2000, en fixant à l'Europe l'objectif de rattraper ce mouvement, notamment en consacrant plus de moyens à la recherche-développement et à l'enseignement supérieur.
La politique de croissance économique des États-Unis, que modèle « la main de l'état » de manière pragmatique, a donc conservé les outils keynésiens de la monnaie et du budget tout en s'enracinant dans la passion de l'innovation, dans la foi envers les PME et l'esprit entrepreneurial.
Les nouvelles politiques publiques développées aux États-Unis durant ces dernières décennies, comme la discrimination positive envers les PME (Small Business Act) ou le droit des universités à breveter les produits de leur recherche (Bayh-Dole Act) et à concéder des licences exclusives aux PME ou encore les dispositifs favorisant la création d'entreprises très innovantes, constituent des références exemplaires.
Elles doivent être considérées comme primordiales à l'heure de la mondialisation et particulièrement efficaces pour lutter contre les délocalisations industrielles. Elles devraient être de nature à inspirer, à grande échelle, des politiques de renouveau de la croissance économique de la France et de l'Europe.
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