est président du Centre d'études prospectives et d'informations internationales (CEPII) et de l'Institut d'histoire de l'industrie.
Les grandes heures de la politique industrielle
La politique industrielle fait partie de l'exception française. Généralement mal comprise - voire fustigée ou jalousée - sur la scène internationale dans le contexte de la globalisation, l'expérience française mérite d'être racontée.
Ses racines sont anciennes, intimement associées à notre culture institutionnelle. Au sortir du Moyen Âge, c'est la France qui a inventé en Europe l'État-nation centralisé : pour l'État mercantiliste colbertiste, l'économie est le prolongement de la politique de puissance, conception qui l'oppose frontalement aux villes marchandes vivant du commerce et à la philosophie libérale anglo-saxonne. La France républicaine issue du siècle des Lumières met en place une administration élitiste et des corps d'ingénieurs d'État qui constituent jusqu'à aujourd'hui une composante originale et décisive des instruments de la politique industrielle.
Les Français sont un peuple nationaliste, fiers de leur modèle, attachés à l'indépendance nationale, obsédés par la hantise du déclin. Le dirigisme industriel qui se met en place dans l'entre-deux-guerres vise à rattraper notre retard sur nos voisins européens - l'Allemagne en premier lieu - quand l'économie française est encore dominée par l'agriculture, les petites entreprises corporatistes et routinières, tournées vers les marchés protégés de l'Empire. à droite comme à gauche, s'impose l'idée du redressement français par une politique volontariste d'industrialisation pour répondre à la grande dépression et aux défis de l'économie de guerre et de répartition. La création d'un ministère de l'Industrie, de comités d'organisation et d'une technocratie dirigiste pour développer les « industries lourdes » marque une continuité contraire aux idées reçues entre le Front populaire, Vichy et la Libération.
La Reconstruction
Au lendemain de la guerre, la France manque de tout, et notamment de capitaux pour investir. Avec une majorité de gauche, l'esprit de l'époque est tourné vers la planification, les nationalisations, la concertation avec les forces sociales au sein des commissions du Plan. La France se dote du statut de la fonction publique, de la comptabilité nationale, de la Sécurité sociale.
Les priorités de la politique industrielle sont de doter le pays des infrastructures et des secteurs de base, socle de l'industrialisation à travers le financement public des investissements : l'énergie électrique ; les transports ; la sidérurgie.
Paradoxe : si les instruments de la Reconstruction sont inspirés par le modèle soviétique - les monopoles nationalisés EDF, les Charbonnages, la Régie Renault, la SNCF, le rôle central du Trésor à travers le FDES -, les financements sont américains, avec les crédits du plan Marshall.
L'expansion : les grands projets d'indépendance nationale
Avec l'avènement de la Ve République, l'économie se stabilise : croissance rapide et régulière, inflation maîtrisée, ouverture du Marché commun. L'État peut se désengager du financement de l'économie : les entreprises et les banques prennent le relais. La décision de retrait de l'OTAN, le choix d'une force de frappe atomique requièrent une politique indépendante d'armement. Le général de Gaulle met en place les grands projets technologiques et industriels. Dans les secteurs du nucléaire autour du Commissariat à l'énergie atomique ; de l'espace autour du Centre national d'études spatiales ; de la construction aéronautique et de l'électronique professionnelle avec les marchés de la Délégation générale pour l'armement ; du pétrole avec le dispositif de la loi de 1928 confiant le monopole des importations à l'État ; de l'informatique avec le Plan-calcul ; etc. La recherche bénéficie d'importants crédits publics.
Le pompidolisme poursuit cette politique en l'infléchissant vers la compétitivité internationale. De ces investissements émergeront des entreprises dotées d'une avance technologique, capables de rivaliser avec leurs concurrentes internationales, figurant dans le peloton des leaders mondiaux : Elf-Aquitaine, Dassault et l'Aérospatiale, Framatome et Areva, Thomson et la Compagnie générale d'électricité, etc. Le développement industriel est une priorité. L'État s'attache à développer les regroupements dans la grande industrie en favorisant les fusions et concentrations des grandes entreprises. Dans l'automobile, la sidérurgie, l'aluminium, la chimie, la pharmacie, les matériaux de construction, la France dispose maintenant de grands groupes capables de s'insérer dans les marchés européens et mondiaux.
Crise et redéploiement industriel
Le choc pétrolier de 1973-1974 signe la fin des « trente glorieuses ». Après la période d'incertitude de l'élection présidentielle, la politique économique trouve sa cohérence autour de la rigueur monétaire et de la libéralisation. L'industrie est confrontée au ralentissement de la croissance et à la concurrence des nouveaux pays industriels : certains secteurs, comme le textile-habillement, la sidérurgie, la construction navale, vont perdre la moitié de leurs emplois. La politique industrielle vise à accompagner la conversion des secteurs en difficulté : plan sidérurgie, comité des aides aux entreprises en difficulté. Pour rééquilibrer la facture pétrolière, l'accent est placé sur la conquête des nouveaux marchés extérieurs, avec la promotion du commerce extérieur et les grands contrats. Deux importants programmes d'équipements publics entraînent l'investissement : l'électronucléaire et les télécommunications.
L'année 1981 marque une rupture : la nouvelle majorité met en oeuvre les nationalisations du Programme commun d'union de la gauche. L'ensemble des secteurs de base, des technologies de pointe et des banques sont placés sous le contrôle de l'état. Cette politique se situe à contre-courant. Dans le monde entier, le libéralisme économique triomphe derrière le monétarisme importé des États-Unis et de l'Angleterre thatchérienne. Les plans sectoriels ambitieux de soutien aux industries en difficulté et le plan filière électronique se dissolvent dans les contraintes de la rigueur budgétaire à la suite du plan de rigueur de 1984. Le projet de banque nationale d'investissement s'achèvera quelques années plus tard dans le naufrage de la banque-industrie, le Crédit Lyonnais. Ces échecs ouvriront la voie à une profonde mutation idéologique : les Français se convertissent à l'entreprise, au marché, à l'Europe.
Libéralisation et globalisation
Le gouvernement de la première cohabitation entreprend un vaste programme de privatisations, dans un pays où le mot même était jusqu'alors inconnu, qui sera poursuivi tout au long des années 90 par des majorités et des gouvernements différents. La libéralisation et la privatisation s'étendent aux grands services publics de l'énergie, des communications et des transports : EDF, France Télécom, Gaz de France, Air France-Air Inter. En facteur commun de cette grande mutation, on trouve le contexte extérieur : l'économie internationale a changé de nature avec le grand marché européen, le droit communautaire et la globalisation.
Y a-t-il encore une place pour la politique industrielle ? Dans le monde entier cette idée paraît certes datée. Pourtant, malgré quelques échecs, la politique industrielle laisse dans notre pays un souvenir globalement positif. C'est grâce à des politiques d'état conduites avec constance et détermination sur une longue période que la France dispose d'entreprises dans les premiers rangs mondiaux et d'avantages décisifs de compétitivité dans l'aéronautique et l'espace, le TGV, le pétrole et l'énergie nucléaire.
Ces enjeux ne relèvent pas que de la nostalgie historique. La globalisation, après une phase de développement sans précédent, pose aujourd'hui des questions nouvelles : elle pourrait demain marquer une pause. La poursuite de la libéralisation des marchés financiers est mise en cause par la crise bancaire. L'effacement de la nationalité des entreprises dans les OPA et LBO géants émeut les opinions publiques. Les fonds souverains des pays pétroliers, la sous-évaluation durable de la monnaie chinoise, la raréfaction des ressources et la course à la sécurisation des approvisionnements en matières premières, la reconquête de l'influence russe démontrent l'émergence de tendances néo-mercantilistes. L'épouvantail du retour du protectionnisme ne résiste pas à l'analyse, tant s'imposent les avantages du libre-échange. La renaissance de la politique industrielle, sous des formes entièrement nouvelles adaptées au contexte de la globalisation et de l'identité européenne, mérite aujourd'hui d'être mise au débat.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2008-6/les-grandes-heures-de-la-politique-industrielle.html?item_id=2863
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