Sommaire N°20

Juin 2008

Georges RIGAUD

Avant-propos

Les ruptures entre générations

André BURGUIÈRE

Rapports entre générations : un regard d'historien

Marcel GAUCHET

Un changement de perspective à chaque âge de la vie

Carol ALLAIN

Faire face à la génération Y

Cécile VAN DE VELDE

Quels parcours d'insertion pour les jeunes Européens ?

Vincenzo CICCHELLI

Le film Tanguy, en version italienne

Andy FURLONG, Fred CARTMEL

Royaume-Uni : des jeunes moins enclins à un départ précoce

Patrick SAVIDAN

Jeunesses inégales en France

Pierre-Henri TAVOILLOT

Inventer de nouveaux rites de passage ?

Camille PEUGNY

Les quadragénaires bien mal lotis

Henri STERDYNIAK, Gérard CORNILLEAU

Emploi des seniors : les pays de réussite *

Romain GEISS

Le Japon fait du vieillissement un moteur de croissance

André MASSON

Les générations au crible des trois pensées de l'État-providence

Une politique industrielle nationale est-elle encore nécessaire ?

Christian STOFFAËS

Les grandes heures de la politique industrielle

Gilles LE BLANC

L'industrie en France en 2008 : de quoi parle-t-on ?

Pierre SIMON

Les trois priorités d'une politique industrielle française

Alain JUILLET

Les conditions de l'intervention de l'État

Rémy PAUTRAT, Eric DELBECQUE

Créer une dynamique d'intelligence territoriale

Jean BERGOUGNOUX

La politique énergétique française face aux nouveaux défis planétaires

Philippe MINARD

Pourquoi l'État intervient...

Rainier d' HAUSSONVILLE, Jean-Paul TRAN THIET

Pour un rôle accru de l'Union européenne

Isabelle BOURGEOIS, René LASSERRE

Allemagne : une politique de compétitivité industrielle à finalité globale

Alain VILLEMEUR

L'État américain « dope » ses PME

Leslie HANNAH

Les forces de l'industrie britannique

Patrick SAVIDAN

Patrick Savidan est maître de conférences en philosophie sociale et politique à l'université de Paris-Sorbonne. Il est également président de l'Observatoire des inégalités.

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Jeunesses inégales en France

La jeunesse n'est pas socialement homogène, en dépit de notre credo sur la nécessaire égalité des chances. Dans un contexte de concurrence accrue, les jeunes sont conduits à emprunter des chemins séparés, alimentant un ressentiment dont la République devrait se préoccuper.

Les sociétés démocratiques ont longtemps cherché le principe de justice sociale qui leur paraissait le mieux à même de concilier les exigences de la liberté et de la solidarité. Avec l'égalité des chances, elles pensent l'avoir enfin trouvé. Nous nous sommes donc, de manière assez unanime désormais, appliqués à défendre l'idée selon laquelle il revient à l'État de mettre en place un système redistributif qui, par-delà le financement des opérations de base de la puissance publique, contribue au fonctionnement d'institutions et de pratiques dont la visée est de donner à chacun des chances à peu près équivalentes de réussite sociale.

Concrètement, cela signifie que l'objectif est de faire en sorte que chacun puisse accéder à la formation qui lui convient et à laquelle il aspire, et qu'il soit garanti que chaque emploi, chaque position dans la société, soient effectivement ouverts à tous. Il s'agit de contrecarrer les effets de cette loterie arbitraire qui voit certains enfants se trouver - avant même que la question du mérite ne se pose -, dotés de moyens et de ressources en vue de la réussite bien inférieurs à ceux dont disposent les autres. égaliser les chances, c'est, en ce sens, corriger une injustice de départ.

Un double fardeau

De l'énoncé du principe à la détermination concrète des politiques de l'égalité des chances, la route demeure cependant fort longue, comme en attestent malheureusement les échecs qui, au regard de ce principe d'égalité des chances, la parsèment et frappent durement la jeunesse et, plus encore que la jeunesse, certaines de ses composantes particulièrement défavorisées.

Un double fardeau pèse en effet aujourd'hui sur les jeunes et hypothèque tant leur avenir que celui de la société toute entière. Il y a tout d'abord un contexte socio-économique et démographique dont il ne faut pas sous-estimer l'importance. Nous assistons bien à une augmentation de la proportion d'emplois précaires à bas salaires, ainsi qu'à une plus forte instabilité des trajectoires professionnelles. Hormis pour les périodes 1986-1989 et 1997-2000, nous constatons ainsi des passages plus fréquents par le chômage ou des emplois précaires. Comme Louis Chauvel a su le montrer, cette conjoncture frappe tout particulièrement les jeunes1. Il faut désormais à ces derniers beaucoup plus de temps pour s'intégrer professionnellement, du fait du prolongement des études, certes, mais également du fait de la difficulté à se stabiliser dans l'emploi. Aux difficultés que rencontrent ces jeunes en début de carrière, viennent ensuite s'ajouter toute une série de problèmes distincts, parmi lesquels le très fort ralentissement des progressions salariales, celui du chômage intermittent ou de la crise du logement, tout particulièrement dans les grands centres urbains. De cette conjonction de facteurs vont résulter des inégalités intergénérationnelles de plus en plus marquées, pour des raisons qui tiennent à l'état des revenus et des patrimoines. Tel est le premier fardeau.

Le poids des origines sociales

On aurait tort toutefois de penser que la situation est la même pour tous les jeunes. Le diplôme, le milieu social d'origine, l'origine nationale continuent de peser lourdement sur le destin des individus au sein des générations. Ce constat bat en brèche le mythe d'une jeunesse socialement homogène. On observe que les inégalités de revenus entre jeunes se creusent désormais, alors qu'elles se sont réduites pour toutes les autres catégories d'âges. à la fin des années 70, le rapport interdécile2, pour les moins de 29 ans était de 2,7 %. à la fin des années 90, il est passé à 3,1 %. Pour les moins de 34 ans, il est passé de 2,8 à 3,5 %. Sur la même période, pour les 40-44 ans, on est passé de 3,6 à 3,3 % et pour les 60-64 ans de 5,1 à 4,1 %. Ces données ne tiennent pas compte des revenus du patrimoine, mais cela importe peu dans la mesure où ceux-ci n'ont qu'un impact direct limité sur la situation des jeunes. En revanche, elles permettent de constater que les inégalités de revenus entre les jeunes augmentent. Et que ces inégalités d'aujourd'hui seront celles, aggravées, de demain. Voilà quel est le second fardeau.

Celui-ci prend sa source dans les inégalités sociales qui viennent peser sur les parcours de formation et de qualification de ces différentes jeunesses. Et ses effets sont d'autant plus durables que le niveau de diplôme joue un rôle majeur dans l'insertion professionnelle et la détermination du statut social. Ce phénomène a, bien sûr, des conséquences à l'entrée dans la vie active, mais intervient encore dans la progression professionnelle : entre 1978 et 2001, par exemple, la probabilité pour un salarié du secteur privé et semi-public de devenir cadre a fortement diminué, alors même que le nombre de cadres était quasiment multiplié par trois. Le système de promotion tend ainsi à figer les écarts sociaux en reproduisant simplement les différences de titres acquis au départ. Bien loin d'inverser ou du moins de corriger la tendance, notre système de la formation professionnelle ne fait que sanctionner un tel état de fait.

Les effets pervers du système de formation professionnelle

Comme l'a rappelé l'économiste éric Maurin3, le système actuel, qui date de 1971, a bien permis une augmentation globale de la formation et légitimé le rôle des entreprises dans ce domaine (qu'elles financent grâce aux 3 % de la masse salariale), mais il a entraîné aussi un certain nombre d'effets pervers tout à fait préjudiciables : si les formations en règle générale dispensées, très courtes et trop spécifiques, sont immédiatement utiles à l'entreprise, elles se révèlent peu susceptibles d'être valorisées ailleurs par le salarié ; l'incitation à se former est ensuite très faible dans la mesure où la formation n'a souvent pas d'impact sur les salaires et les carrières. Mais l'essentiel pour notre propos n'est pas là : il tient au fait que la formation professionnelle continue bénéficie surtout à ceux qui sont les mieux formés et qui, a priori, en auraient le moins besoin. On observe ainsi un effet inégalitaire fort : entre 1988 et 1993, 40 % des professions intermédiaires ont reçu une formation, alors que ces formations n'étaient proposées qu'à 10 % des ouvriers non qualifiés.

En l'état actuel, le système de formation professionnelle continue ne contribue donc nullement à la mobilité professionnelle et sociale et n'apporte pas de solutions au problème du chômage de masse. Pour que ce soit le cas, il faudrait que cette formation vise en priorité les salariés les plus vulnérables, les moins qualifiés ; qu'elle soit plus générale et vise l'acquisition de compétences plus « fluides » susceptibles d'être mises à profit dans d'autres secteurs, dans d'autres fonctions. Nous en sommes loin. Selon toute probabilité, les chances que les jeunes n'auront pas su ou pu saisir lors de leur formation initiale ne leur seront donc pas reproposées ultérieurement.

Dans un contexte de concurrence accrue, marqué par un rythme soutenu d'innovation technologique et organisationnelle, la démocratisation de l'éducation et de la formation est un moteur de la justice sociale. Il n'est donc pas surprenant que les ratés qui se produisent dans la démocratisation et dans la formation viennent faire sentir leurs effets au cœur même de la justice sociale. Nous savons quelles seront les conséquences du renforcement du poids des déterminants sociaux sur la réussite scolaire. De ce point de vue, que l'allongement continu des scolarités - qui, en son principe, profite à tous - soit proportionnellement plus important pour ceux qui poursuivent des études longues, constitue un problème social important4. Si on compare la situation en 1988-1989 et en 1998-1999, on constate ainsi que, pour ceux qui quittent le système scolaire tôt (16-20 ans), les gains en durée de scolarisation ont été de plus ou moins un an. Pour les autres, les gains étaient de deux, voire trois ans. En l'espace de dix ans, cette différence est évidemment très significative ; elle vient confirmer, voire renforcer, des inégalités de niveaux d'études et de situation sociale entre les parents. Certes, les statistiques ne parviennent jamais à épuiser complètement la complexité des situations et des trajectoires. Reste qu'il est troublant de constater empiriquement qu'il existe, statistiquement, une très nette corrélation entre la catégorie socio-professionnelle des parents et les compétences scolaires de leurs enfants. En classe de 6e, sur une évaluation notée sur 100, on constate déjà un écart de 14,6 points en français, et de 16,4 points en mathématiques, entre enfants d'ouvriers et enfants de cadres. Lorsque, bien en aval, l'on s'intéressera à la composition sociale des classes préparatoires, il ne faudra pas s'étonner de compter parmi les « heureux élus », 54 % d'enfants de cadres et d'enseignants, 6 % d'enfants d'ouvriers et 9 % pour les employés. Faut-il vraiment se résigner à penser : « C'était écrit » ?

Des chemins séparés

Ces critères sociaux viennent troubler la jeunesse ; ils la scindent et indiquent à chacune de ses composantes des chemins séparés. Cette hétérogénéité, cependant, ne s'arrête pas là. D'autres écarts apparaissent, liés à des problèmes, d'ordre cette fois discriminatoire. En France, la mesure du phénomène discriminatoire en est encore à ses balbutiements. Pour tenir compte de l'évolution démographique (et pouvoir repérer statistiquement la troisième génération des populations immigrées), il faudra développer de nouveaux outils d'analyse. En attendant, nous ne sommes pas dépourvus d'instruments. Si on se contente d'utiliser un simple critère territorial, l'étendue du problème est déjà manifeste. L'enquête emploi 2003 de l'Insee a ainsi montré que le taux de chômage était nettement plus élevé dans les 751 zones urbaines sensibles (ZUS) que sur le reste du territoire (de 19,8 % dans les ZUS, il était de 9,9 % ailleurs) et que dans certains quartiers, ce chômage pouvait même avoisiner 45 % chez les 15-24 ans ! Cette criante inégalité n'est pas qu'une affaire de niveau de formation, puisque, à même niveau de diplôme, le nombre de chômeurs reste toujours proportionnellement plus important dans les ZUS : sans diplôme, dans les « quartiers », il était de 25 %, alors qu'il était de 14,8 % ailleurs ; avec un BEPC, dans les ZUS, on avait 21,6 % de chômeurs ; hors ZUS, le chiffre tombait à 10,9 % ; et la situation s'améliorait à peine tout en haut de l'échelle des diplômes, puisque, au-delà d'un bac + 2, le chômage était encore de 11,7 % dans les ZUS et de 6 % ailleurs.

Lorsqu'à un désavantage social vient se sur-ajouter un problème discriminatoire, le discours de « l'égalité des chances » prend des allures d'offense. Ces inégalités sont d'autant plus insupportables que la République n'a de cesse de proclamer l'égalité de principe entre les citoyens. Le ressentiment social que l'on voit parfois poindre n'est souvent que l'expression d'une déception face aux promesses non tenues de la République. Dans une société qui pense la réussite comme l'échec en termes de plus en plus restrictivement individuels, ces profondes disparités alimentent une désillusion et une frustration sociales croissantes dont il faudra bien que nous finissions par prendre la juste mesure.

Nous sommes ainsi confrontés à une double injonction : penser à la fois les figures et les politiques d'une véritable justice sociale intergénérationnelle, tout en gardant le sens de cette profonde hétérogénéité sociale qui traverse les nouvelles générations. Les intérêts n'étant pas convergents, ce ne sera évidemment pas une mince affaire.

* http://www.inegalites.fr

  1. Louis Chauvel, Le Destin des générations, PUF, 1998 (2e édition 2002) ; voir également du même auteur, Les Classes moyennes à la dérive, Seuil, 2006. Sur la situation aux États-Unis, voir L. J. Kotlikoff et S. Burns, The Coming Generational Storm, MIT, 2004.
  2. Le « rapport interdécile » le plus couramment utilisé consiste à rapporter le niveau de revenu minimum des 10 % les plus riches au revenu maximum des 10 % les plus pauvres. Grâce à cette mesure, on peut ainsi suivre l'évolution des inégalités et faire des comparaisons entre pays.
  3. éric Maurin, L'égalité des possibles, Seuil, coll. La République des idées, 2002.
  4. Marie Duru-Bellat, L'Inflation scolaire, Seuil, 2006.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2008-6/quels-parcours-d-insertion-pour-les-jeunes-europeens.html?item_id=2857
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