est directeur de recherches au CNRS, Centre d’études sociologiques et politiques Raymond Aron, École des hautes études en sciences sociales.
Le rôle des ordres : quelles missions pour quelles professions ?
Partisans et opposants des ordres professionnels s'affrontent régulièrement sur leur utilité. L'identification de « professions à pratiques prudentielles » ouvre de nouvelles perspectives de réflexion sur les missions dont les ordres pourraient se saisir.
Les ordres professionnels sont-ils des survivances du passé ou ont-ils encore un rôle à jouer dans les sociétés contemporaines, et si oui, lequel ? Ces questions se posent d'autant plus que ces institutions sont l'objet de multiples critiques. On leur reproche notamment d'être associées à un modèle professionnel qui constitue un obstacle au bon fonctionnement des marchés et, partant, de l'économie. Mais des professions continuent à rechercher la création d'un ordre professionnel, parfois avec succès. Les masseurs-kinésithérapeutes sont ainsi parvenus à en obtenir un, créé par une loi du 9 août 2004. Rien n'indique donc que le déclin des ordres professionnels soit en cours. Pour saisir le rôle qu'ils jouent et celui qu'ils pourraient jouer, il faut commencer par regarder plus précisément à quel modèle professionnel ils sont associés.
Les fonctions ambiguës des ordres professionnels
Entre la fin du XIXe et le milieu du XXe siècle, médecins, architectes ou encore avocats parviennent à obtenir une plus grande autonomie que les professionnels d'autres secteurs d'activité dans la conduite de leur travail. Notamment, ils convainquent la puissance publique que seuls leurs pairs peuvent juger de la qualité de celui-ci. Entre 1940 et 1947, principalement, de nombreux ordres sont créés sur le modèle du barreau des avocats - en médecine, architecture, pharmacie, expertise-comptable, etc. - afin de veiller à ce que les professionnels fassent bon usage de l'autonomie qui leur est conférée. Ces ordres devront être les garants de la compétence et de l'honnêteté des membres de la profession. À cette fin, des missions d'ordre public plus ou moins étendues leur sont confiées. Ils tiennent les tableaux où s'inscrivent les professionnels pour être autorisés à exercer, veillent au respect de règles de déontologie inscrites dans des codes. Certains d'entre eux mettent en place des procédures d'évaluation des pratiques professionnelles. D'autres, enfin, ont des prérogatives disciplinaires, pour l'exercice desquelles ils installent des chambres disciplinaires qui peuvent prononcer notamment la suspension ou la radiation des tableaux ordinaux des membres de la profession jugés fautifs. L'existence des ordres professionnels est ainsi liée à une conception des professions dans laquelle ils doivent jouer le rôle de représentants de l'intérêt général.
Mais, dès sa mise en place, ce modèle est fragilisé par une double ambiguïté. Tout d'abord, tous les ordres ne disposent pas du pouvoir disciplinaire qui serait nécessaire pour qu'ils remplissent efficacement leur fonction de garant de l'intérêt général. Ordre des médecins et barreau ont un tel pouvoir, mais ce n'est pas le cas de l'Ordre des architectes. De plus, le régime de Vichy a transféré aux ordres la fonction de représentation des professions qui était auparavant dévolue aux syndicats, alors interdits. Après la Libération et la légalisation des syndicats, cette fonction de représentation des ordres n'est pas remise en question, ce qui peut entraîner une confusion entre la défense de l'intérêt général et la défense des intérêts particuliers de la profession.
Des critiques nourries
À partir des années 1970, l'élévation du niveau d'instruction et l'activité croissante de mouvements de consommateurs ou d'usagers modifient le contexte d'activité des professions à ordre. Les destinataires de leurs services ne sont plus aussi disposés que dans le passé à remettre leurs intérêts entre les mains de professionnels parfois tout-puissants, à l'instar des médecins hospitaliers : l'autorité de ces derniers diminue, et avec elle l'autonomie dont ils peuvent disposer dans la conduite de leur travail. De plus, les ordres ont peu convaincu de leur volonté d'utiliser leurs prérogatives disciplinaires pour défendre l'intérêt général. Ils ont au contraire été souvent suspectés de n'engager de procédures contre leurs membres que lorsque cela semblait inévitable. Les peurs récurrentes exprimées depuis quelques années par des médecins face à la judiciarisation des contentieux par leurs patients illustrent, par contraste, la relative protection dont ils ont auparavant bénéficié.
Dans le modèle de l'économie de marché, les professions réglementées, et avec elles les ordres, sont perçues comme des entraves au bon fonctionnement de l'économie. Les protections dont les professions bénéficient contre la concurrence extérieure leur permettent de capter une rente qui renchérit le coût des services qu'elles dispensent, provoquant ainsi un appauvrissement général. Aussi la proposition a-t-elle parfois été faite, notamment dans le cadre de réflexions sur les moyens de favoriser la croissance, de revenir sur certaines des protections dont les professions à ordre bénéficient. Plusieurs rapports de la Commission européenne critiquent l'organisation des professions libérales. De même, sans s'opposer frontalement à l'existence des ordres, la directive européenne 2006/123/CE, connue comme la directive « services » ou directive Bolkestein, insiste à plusieurs reprises sur le fait que l'inscription sur des listes ordinales des professionnels autorisés à pratiquer dans un pays ne doit pas constituer un obstacle à l'exercice de professionnels étrangers. Une suspicion semble ainsi peser, sinon sur les finalités de ces institutions, du moins sur les conséquences économiques de leur existence. En retour, les ordres ont parfois argué qu'ils peuvent aussi être des garants de la libre concurrence. Ainsi, l'interdiction faite aux avocats anglais de s'associer serait une condition favorable à une forte concurrence interne, dont les clients seraient les bénéficiaires. Mais, dans un contexte de progression des normes de la régulation marchande, les institutions associées aux professions protégées peinent à convaincre de leur légitimité et de l'opportunité de leur maintien.
Les ordres sont d'autant plus vulnérables aux critiques qu'ils ne sont pas toujours défendus de l'intérieur même des professions, certains membres de ces dernières leur reprochant de percevoir des cotisations trop élevées et d'être peu utiles. De plus, des représentants syndicaux reprochent aux ordres de les concurrencer déloyalement dans leur fonction de représentation de la profession, grâce à ces cotisations obligatoires, et de réduire ainsi leur visibilité et leur légitimité. Cette convergence de critiques des usagers, des libéraux et des professionnels eux-mêmes ne condamne-t-elle pas les ordres ? Rien n'est moins sûr, plusieurs arguments plaidant aussi en leur faveur.
Les ordres professionnels contre l'extension des logiques marchandes
La principale attaque contre les ordres concernant l'entrave qu'ils constitueraient aux logiques de régulation des activités économiques, les limites de la régulation purement marchande de l'économie peuvent plaider, en retour, en faveur des institutions ordinales. Des économistes, des sociologues et des historiens réunis autour d'Olivier Favereau 1 se sont intéressés à cette question à partir de l'exemple du barreau en présentant notamment trois arguments en faveur des ordres.
Le premier est que l'application aux activités professionnelles de la concurrence par les prix a pour conséquence une insuffisante prise en compte de la qualité des services fournis. Les théories économiques qui concluent à la supériorité de la régulation par le marché se sont beaucoup intéressées aux prix et aux coûts, mais elles ne se posent pas la question de la qualité. C'est pourquoi leur conclusion est biaisée.
Le deuxième argument est que l'organisation collégiale de la profession est nécessaire à l'exercice de l'activité, le collectif jouant un rôle, par exemple, dans la circulation des savoirs et des informations.
Enfin, les auteurs de l'article ajoutent que, les avocats contribuant au bon fonctionnement de l'État de droit, la qualité de leur travail n'est pas seulement un enjeu à l'échelle individuelle (pour leur client) mais aussi un enjeu systémique, ce qui éloigne encore de ce que les théories du marché sont capables de penser. Cet argument pourrait être transposé à d'autres activités professionnelles : en travaillant pour un client, les architectes concourent plus généralement à la qualité de notre cadre de vie ; les médecins, à la santé publique ; les experts comptables, au bon fonctionnement de l'économie, etc.
Bien qu'ils permettent de saisir clairement que le marché n'est pas la solution à tous les problèmes de la régulation économique, ces arguments ne répondent pas encore totalement aux objections qui ont été faites à l'existence des ordres. Deux questions restent posées. Comment faire en sorte que les ordres ne se fassent pas avant tout les défenseurs des professions qu'ils représentent quand les intérêts de leurs clients, ceux des professionnels et l'intérêt général divergent ? Pour lever cette difficulté, ces auteurs proposent une re-réglementation. De plus, comment justifier l'existence d'ordres pour certaines professions alors que d'autres, où la qualité du travail est aussi un enjeu considérable, en sont dépourvues, notamment dans l'artisanat ? Ces questions ne peuvent trouver de réponse que si l'on s'interroge plus largement sur les spécificités du type de travail que les ordres pourraient être amenés à défendre.
Fragilité du travail prudentiel et missions ordinales
La mise au jour d'un type particulier de professions, les « professions à pratique prudentielle » (médecins, magistrats, architectes, chercheurs, journalistes ou encore policiers, parmi d'autres), ouvre des perspectives de réflexion nouvelles sur les missions dont les ordres en charge de l'une de ces professions pourraient se saisir. En effet, la fragilité particulière des activités prudentielles dans un cadre marchand justifierait qu'une instance se charge de veiller au maintien de conditions de travail qui leur soient propices.
Les professions à pratique prudentielle se caractérisent par le fait qu'elles traitent de problèmes dont la singularité et la complexité mettent parfois leurs membres face à des situations d'incertitude irréductible, ce qui rend leur travail particulièrement rétif à la formalisation et difficilement prévisible. C'est le mode de connaissance et d'action requis face à ces situations incertaines, où la science et les routines sont mises en défaut, qu'Aristote a appelé la « prudence ». Les activités prudentielles sont vulnérables à l'ordre marchand et à la commensurabilité financière qu'il instaure, car l'incertitude à laquelle les professionnels sont confrontés les empêche de toujours répondre aux demandes d'objectivité, de prévisibilité des résultats du travail et de performance qui émanent des marchés, souvent relayés dans les organisations par le management, pour lequel l'entreprise constitue le modèle indépassable de l'efficacité économique.
Un des enjeux de nos sociétés est ainsi, sans remettre en question ses objectifs d'efficacité économique, de parvenir à préserver une place pour la prudence - c'est-à-dire le traitement individualisé de cas considérés dans leur complexité - dans les domaines où son absence peut avoir des conséquences et un coût considérables. Les crises récentes de la finance nous disent assez l'urgence de renouer avec la prudence.
La référence à la dimension prudentielle de certaines activités pourrait ainsi aider les ordres à préciser le contenu de leur mission. Ils pourraient en effet jouer un rôle pour défendre non plus l'intérêt général ou l'intérêt particulier de leurs membres, mais pour veiller plus précisément au maintien de conditions propices à l'exercice prudentiel de l'activité, ce qui rejoint à la fois les intérêts de l'usager, ceux du professionnel consciencieux et ceux de la collectivité. L'intérêt de la notion de prudence est ainsi de faire saisir les enjeux des difficultés rencontrées par certaines professions, tout en échappant à une défense purement corporatiste des conditions de travail.
Conditions et limites de l'autonomie professionnelle
S'ils veulent se saisir de cette possibilité, les ordres doivent non seulement prendre conscience de la nature prudentielle de leur activité et des exigences précises qu'elle implique, mais aussi mener des réflexions sur les conditions et les limites de l'autonomie professionnelle : comment défendre l'autonomie de réflexion nécessaire à l'exercice de la prudence, sans revendiquer une autonomie de décision que la société ne veut plus accorder aux professionnels ?
Cette question est difficile. Mais les menaces sur la prudence dans notre société constituent un enjeu assez crucial pour ne pas s'arrêter à ces difficultés.
Bibliographie
- Pierre Aubenque, La prudence chez Aristote, PUF, 1963.
-
Commission européenne, « Rapport sur la concurrence dans le secteur des professions libérales », COM (2004) 83, Bruxelles, 2004.
- Conseil national de l'ordre des médecins, Qualité de l'exercice professionnel, compétence et déontologie. Vers un système intégré de gestion de la compétence des médecins, 2000
- Florent Champy, « Pourquoi il faut défendre l'autonomie professionnelle, et jusqu'où », in Bertrand Mas, Frédéric Pierru, Nicole Smolski et Richard Torrielli (dir.), L'hôpital en réanimation, Paris, Éditions du Croquant, coll. « Savoir/agir », 2011, pp. 107-111.
- Florent Champy, « The "reflective capacity" of professions confronted by international competition. The case of the french architectural profession », European societies, Vol. 10, n° 4, 2008, pp. 653-672.
- Olivier Favereau et al., « Des raisons de l'efficacité supérieure d'un ordre institutionnel sur l'ordre marchand », Revue du Mauss, n° 33, La Découverte-Mauss, janvier 2009, pp. 363-384.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2011-11/le-role-des-ordres-quelles-missions-pour-quelles-professions.html?item_id=3124
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