Sommaire N°30

Novembre 2011

Didier RIDORET

Avant-propos

Les corps intermédiaires en perspective

Pierre ROSANVALLON

Les corps intermédiaires et la question du jacobinisme

Claire LEMERCIER

Un modèle de corégulation né au XIXe siècle

Alain CHATRIOT

La spécificité française des corps intermédiaires

Jacques PFISTER

CCI de Marseille : plus de quatre cents ans de « conscience territoriale »

Xavier BEULIN

Le syndicalisme agricole, pionnier de l'intermédiation ?

Gérard ADAM

Syndicats de salariés : un avenir inconnu

MICHEL OFFERLÉ

Organisations patronales : quelle représentativité ?

Viviane TCHERNONOG

Associations : un paysage en mutation

Sophie DUBUISSON-QUELLIER

Consommation : les associations au cœur de la régulation marchande

Patricia TOUCAS-TRUYEN

Les mutuelles à un tournant

Florent CHAMPY

Le rôle des ordres : quelles missions pour quelles professions ?

Yves MÉNY

Partis politiques et corps intermédiaires

Valérie ROSSO-DEBORD

Accorder plus d'attention aux partenaires sociaux

Alain VIDALIES

Renforcer l'intermédiation dans le travail et la consommation

Jean-Paul DELEVOYE

Faire du CESE un lieu de dialogue

Alain BETHFORT

Chambres de commerce et chambres de métiers : cap sur la mutualisation

René PALLINCOURT

Les agents immobiliers veulent un conseil national

Valérie BECQUET

L'engagement diversifié mais réel des jeunes

Jean-Yves ROBIN

De l'opportunité des « activités annexes »

Nicolas STOOP

Quel rôle pour les réseaux sociaux ?

François ASSELIN

Des valeurs solides, porteuses d'avenir

Sophie DUBUISSON-QUELLIER

est directrice de recherche au Centre de sociologie des organisations (CNRS-Sciences Po).

Partage

Consommation : les associations au cœur de la régulation marchande

Les conditions de la progressive institutionnalisation des intérêts des consommateurs dans la seconde partie du XXe siècle expliquent pour partie le rôle singulier que jouent les associations de consommateurs entre l'État et le marché.

Ce n'est pas le moindre des paradoxes : alors que la France constitue assurément l'exemple paradigmatique du modèle de la protection du consommateur, on en sait assez peu sur les modalités concrètes d'intervention des associations de consommateurs dans les espaces de régulation, notamment parce que les historiens comme les sociologues français se sont, à quelques exceptions près, rarement intéressés à cette réalité, à la différence de leurs collègues anglo-saxons.

Depuis la fin du XVIIe siècle

Les mouvements de consommateurs ne sont pas une invention récente, les nombreux travaux que les historiens leur ont consacrés montrent qu'ils se sont développés en même temps que la société des consommateurs elle-même, c'est-à-dire depuis la fin du XVIIe siècle. Lawrence Glickman montre que cet activisme a toujours été caractérisé par deux composantes spécifiques : la volonté de responsabiliser les consommateurs face aux dérives possibles du capitalisme, et la recherche de la constitution des droits et des intérêts des consommateurs dans les économies.

Ces mouvements, qui ont existé aussi en France, notamment à travers les démarches coopératives ou les ligues d'acheteuses, sont restés jusqu'aux années 1930 largement portés par des démarches de la société civile et faiblement institutionnalisés. En France, comme ce fut le cas en Angleterre ou aux États-Unis, un bureau de la consommation est créé après la Deuxième Guerre mondiale. Il dépend de la direction des programmes économiques du ministère de l'Économie nationale et constitue l'une des premières pierres d'une politique de la consommation qui va très largement contribuer à constituer les intérêts des consommateurs au cœur de la régulation de l'économie. Moins d'une dizaine d'années plus tard sera créé le Centre de recherche pour l'étude et l'observation des conditions de vie (Crédoc), rattaché au commissariat au Plan. Mais l'immédiat après-guerre est aussi la période de création de la plupart des organisations qui constituent la branche « familiale » du mouvement consumériste français. Ainsi, la Confédération nationale des associations familiales catholiques (CNAFC), créée en 1905, Familles rurales, fondée en 1943, l'Union nationale des associations familiales (Unaf), en 1945, la Confédération syndicale des familles (CSF), en 1946, et Familles de France, en 1947, conservent aujourd'hui les traces de ces origines.

Les années 1950, marquées par d'importants mouvements sociaux autour de la crise du logement, constitueront une autre période importante de structuration du mouvement consumériste. Apparaissent notamment, au côté de la Confédération nationale du logement (CNL), la plus ancienne et la plus importante des organisations de locataires et propriétaires en France, créée en 1916, l'association Consommation, logement et cadre de vie (CLCV), en 1952, et la Confédération générale du logement (CGL), créée en 1954 par l'abbé Pierre. C'est aussi dans les années 1950 qu'est fondée l'une des plus importantes associations du mouvement consumériste français, l'Union fédérale des consommateurs (UFC-Que choisir), dont la spécificité est alors d'importer en France le modèle du testing, qui s'est développé dans les années 1930 aux États-Unis sous la houlette de Consumers' Research (CR). Le magazine Que choisir ?, publié par l'UFC à partir de 1960, s'inspire alors directement de Consumers Reports, publié par Consumers Union (née d'une scission avec CR). Cette branche du mouvement consumériste, largement présente dans tous les pays industrialisés, défend une vision très spécifique des intérêts des consommateurs, articulée autour de la protection et de l'information.

Le tournant des années 1970

C'est à partir des années 1970 et pendant les deux décennies suivantes que les intérêts des consommateurs s'institutionnalisent progressivement en France.

D'abord avec le développement de plusieurs nouvelles associations de consommateurs issues du mouvement syndical, à la suite de l'Orgeco, qui avait été fondée en 1959 par la CGC, la CFDT, FO et le mouvement coopératif. Ainsi l'Afoc est créée par Force ouvrière en 1974, l'Association Léo-Lagrange, ancien membre de l'Orgeco, est fondée en 1979. La CGT fonde Indecosa en 1979, la CFDT crée l'Asseco en 1981, et l'Adeic est fondée par la FEN en 1983. Ces mouvements s'inscrivent dans l'appel d'air ouvert tant par des nouvelles subventions de l'État à destination du mouvement consumériste que par les aspirations militantes d'une classe moyenne alors en pleine explosion, faisant de la consommation un important terrain de lutte sociale.

Ensuite avec la construction d'une politique publique de la consommation qui se manifeste à la fois par la création d'institutions dédiées, mais aussi par le déploiement d'un important appareil de régulation. Le Comité national de la consommation, créé en 1960, dans lequel siègent des représentants des consommateurs aux côtés de représentants de l'État, se verra doté en 1966 d'un organe à vocation plus technique, l'Institut national de la consommation (INC), qui a la mission d'informer les consommateurs et d'évaluer l'offre. La confusion que le grand public opère entre les publications (le magazine 60 Millions de consommateurs ou l'émission « Consomag ») issues de ce service public qu'est l'INC et celles provenant plus directement du mouvement consumériste témoigne de la manière dont la parole consumériste s'institutionnalise au cœur même de l'État. Si ce mélange des genres heurte certaines associations, notamment l'UFC, qui quitte l'INC en 1972, l'État, de son côté, comprend bien les intérêts politiques et électoraux de la protection du consommateur fortement défendue par les classes moyennes. En 1976, le président Giscard d'Estaing confie à Christiane Scrivener un secrétariat d'État à la Consommation ; un ministère, confié à Catherine Lalumière, sera même créé par François Mitterrand. Suivra alors un important appareil de régulation qui sera réuni dans le Code de la consommation au terme d'un important chantier achevé en 1993.

Droit à la protection et à l'information

Cette période est celle de la construction d'un droit des consommateurs à la protection et à l'information. Le développement d'un arsenal législatif, spécifique à la France, est très largement imputable aux actions du mouvement consumériste, qui s'empare d'affaires parfois dramatiques pour mettre à l'agenda des politiques publiques la protection des consommateurs. Des mises en causes, comme celle du talc Morhange, qui provoqua la mort de plusieurs bébés en 1972, ou celle du veau aux hormones dans les années 1980, font de la sécurité l'un des chevaux de bataille du mouvement, tandis que des appels aux boycotts maintiennent la lutte contre la vie chère comme l'un des objectifs privilégiés du mouvement consumériste.

Par ailleurs, la participation des associations de consommateurs à différentes instances nationales est à l'origine de nombre de dispositions inscrites dans la régulation : l'encadrement de l'hébergement en maison de retraite, le port obligatoire du casque de moto, le droit au logement, l'indexation des loyers sur le coût de la construction, l'interdiction des expulsions en hiver, la création de commissions départementales de conciliation des rapports locatifs, la création de l'allocation de rentrée scolaire, la lutte contre l'habitat insalubre ou encore la mise en œuvre d'une traçabilité des produits alimentaires.

Enfin, les associations proposent aussi aux consommateurs individuels de les aider dans leurs actions en justice (à titre individuel, car la possibilité d'une action de groupe n'existe pas en France), ce qui constitue encore aujourd'hui l'un des terrains d'action majeurs de ces associations.

On le voit, le champ d'intervention des associations de consommateurs est très large, et leurs actions sont aujourd'hui parvenues à consolider une régulation largement favorable à la protection des consommateurs. Dix-huit associations sont aujourd'hui reconnues par l'État. Elles disposent pour la plupart d'un maillage fin sur le territoire, avec des groupes locaux qui font souvent l'interface avec des consommateurs cherchant à faire valoir leurs droits. Enfin, elles sont présentes dans une centaine d'instances nationales, depuis le Conseil de la concurrence jusqu'à la commission consultative d'étude de la dissémination des produits issus du génie biomoléculaire, en passant par le comité d'orientation du Plan urbanisme construction et architecture. Elles sont aussi actives dans nombre d'instances locales et régionales, comme celles qui président à l'installation des grandes surfaces.

Perte de vitesse

 Pourtant, le mouvement est depuis les années 1990 en perte de vitesse. Se trouve mise en cause tout d'abord sa faible représentativité. En effet, si les plus structurées et les plus importantes, comme l'UFC, peuvent atteindre la centaine de milliers d'adhérents, certaines n'en ont pas plus de dix mille. Pour certains analystes, le mouvement ne mobiliserait plus, victime de son propre succès après avoir obtenu un nombre important d'acquis en matière de protection du consommateur. Par ailleurs, nombre de ses combats se sont aujourd'hui déplacés à Bruxelles, où le Bureau européen des unions de consommateurs est devenu l'instance la plus efficace de représentation des intérêts des consommateurs dans une régulation économique qui se construit à l'échelle européenne. Enfin, il convient de mentionner que, à l'instar de ce qui s'est passé dans la plupart des pays industrialisés, le mouvement consumériste français a largement construit son action autour d'une défense des intérêts des consommateurs fondée sur sa protection, d'une part, et son accès au choix, d'autre part. Il a ainsi fortement contribué au développement des économies capitalistes et à une régulation marchande qui conçoit le consommateur à la fois comme rationnel et éclairé.

Ce positionnement très spécifique a probablement conduit le mouvement à se situer en marge des nouvelles luttes, très mobilisatrices quant à elles, qui se sont développées au tournant des années 2000 : celles des mouvements altermondialistes d'aide au développement ou encore environnementalistes. Face aux premières, le mouvement consumériste, qui avait dans les années 1970 largement œuvré pour le développement de la grande distribution, et plus largement, à partir des années 1980, milité pour des formes d'ouverture de la concurrence qu'il considérait l'une et l'autre comme favorables au pouvoir d'achat des consommateurs, est mal à l'aise pour se positionner dans des débats qui remettent en cause la globalisation des échanges. Il lui est également difficile d'envisager, comme le font les promoteurs du commerce équitable ou les mouvements environnementalistes, de demander aux consommateurs de supporter les externalités négatives des fonctionnements marchands en payant plus cher ou en renonçant aux bénéfices de la consommation, après avoir longuement combattu sur ces deux terrains. Par conséquent, il semble aujourd'hui difficile pour le mouvement consumériste de déplacer un centre de gravité largement fondé sur la défense des intérêts des consommateurs vers la construction d'une responsabilisation sociale des consommateurs, même si cette thématique fut au cœur des mouvements de consommateurs des XIXe et XXe siècles.

Pour ces différentes raisons, le mouvement consumériste peine aujourd'hui à conserver la visibilité sociale qu'il avait dans les années 1970 et 1980. Il fut probablement, pour ces motifs, l'un des grands absents du dispositif du Grenelle de l'environnement. Il reste cependant à l'origine d'un nombre très important de régulations des activités économiques dans nombre de secteurs, et il est encore aujourd'hui très largement partie prenante de dispositifs de concertation entre l'État, les acteurs économiques et les intérêts de la société civile. Bien qu'ayant perdu en poids politique et médiatique, mais aussi très probablement en force revendicative, le mouvement consumériste n'en demeure pas moins l'un des corps intermédiaires présents dans le plus grand nombre d'instances de régulation et de concertation en France.

Bibliographie

  • Chatriot (Alain), « Qui défend le consommateur ? Associations, institutions et politiques publiques en France (1972-2003) », dans Chatriot (Alain), Chessel (Marie-Emmanuelle) et Hilton (Matthew), Au nom du consommateur. Consommation et politique en Europe et aux États-Unis au XXe siècle, La Découverte, Paris, 2004, pp. 165-180.
  • Chessel (Marie-Emmanuelle), « Consommation, action sociale et engagement public fin de siècle, des États-Unis à la France », dans Chatriot (Alain), Chessel (Marie-Emmanuelle) et Hilton (Matthew), Au nom du consommateur. Consommation et politique en Europe et aux États-Unis au XXe siècle, La Découverte, Paris, 2004, pp. 247-261.
  • Daunton (Martin) et Hilton (Matthew) (dir.), The politics of consumption. Material culture and citizenship in Europe and America, Berg, Oxford, 2001.
  • Furlough (Ellen), Consumer cooperation in France. The politics of consumption 1834-1930, Cornell University Press, Ithaca, 1991.
  • Glickman (Lawrence), Buying power. A history of consumer activism in America, University of Chicago Press, Chicago, 2009.
  • Hilton (Matthew), Prosperity for all. Consumer activism in an era of globalization, Cornell University Press, Ithaca, 2009.
  • Mallard (Alexandre), « La presse de consommation et le marché. Enquête sur le tiers consumériste », Sociologie du travail, no 3, 2000, pp. 391-410.
  • Pinto (Louis), La constitution du consommateur comme catégorie de l’espace public, Cahiers du CSU, 1985, Paris.
  • Trentmann (Frank), « Bread, milk and democracy. Consumption and citizenship in twentieth century Britain », dans Daunton (Martin) et Hilton (Matthew) (dir.), The politics of consumption. Material culture and citizenship in Europe and America, Berg, Oxford, 2001, pp. 129-163.
  • Trumbull (Gunnar), Consumer capitalism. Politics, product markets and firm strategy in France and Germany, Cornell University Press, Ithaca, 2006.
  • Wieviorka (Michel), L’État, le patronat et les consommateurs, Paris, PUF, 1977, p. 111.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2011-11/consommation-les-associations-au-cœur-de-la-regulation-marchande.html?item_id=3122
© Constructif
Imprimer Envoyer par mail Réagir à l'article