Sommaire N°14

Juin 2006

Georges RIGAUD

Avant-propos

La nouvelle donne démographique mondiale

Jean-Paul SARDON

L’Europe face au défi du déclin

Patrick SIMON

L’enjeu des migrations pour l’Union

Sophie BODY-GENDROT

L’hispanisation des États-Unis

Daniel VERNET

Catastrophe démographique en Russie

Véronique HERTRICH

L’Afrique dans une mauvaise passe

Sean DOUGHERTY

Chine et Inde : deux nouveaux géants ?

Hervé LE BRAS

Quelle population française en 2050 ?

Francine BENGUIGUI, Catherine BONVALET

Les conséquences du vieillissement de la population pour le logement

Olivier PIRON

Le monde rural reprend du poids

Christophe GIRAUD

La famille devient individualiste

France PRIOUX

Maternité, activité, longévité : la femme française fait exception

Financement de la protection sociale : quelles solutions ?

Michel DIDIER

Les effets macroéconomiques de la TVA sociale

Jean ARTHUIS

La TVA sociale a ma préférence

Jack LANG

L'augmentation de la CSG me paraît la solution la plus efficace

Jean-Paul FITOUSSI

La TVA sociale est une fausse bonne idée

Marc TOUATI

Réformer pour réformer n'est pas la solution

Jacques CREYSSEL

Un sujet majeur à regarder de près

Jean-Francois ROUBAUD

Évitons la précipitation

Les élites sous le feu des critiques

Anne-Catherine WAGNER

Des élites consanguines

Nathalie HEINICH

L’importance de la dimension relationnnelle

Jean-Marie PETITCLERC

L’échec du collège unique

Claude THÉLOT

Les atouts du système scolaire français

Patrick FAUCONNIER

La formation au banc des accusés

Richard DESCOINGS

Sciences Po doit devenir une université de recherche sélective

Jacques MARSEILLE

L’impuissance des élites politiques

Jean-Michel LEFÈVRE

Mâles dominants, mal nécessaire

Frédéric TEULON

Le poids de la « naissance »

Maurice THÉVENET

L’entreprise cajole ses futurs leaders

Nathalie BRION, Jean BROUSSE

Les élites sous le feu de la critique

Francois VERGNOLLE DE CHANTAL

Les États-Unis, une société élitiste ?

Sean DOUGHERTY

Expert au département des affaires économiques de l’OCDE.

Partage

Chine et Inde : deux nouveaux géants ?

Avec respectivement 1, 3 et 1,1 milliard d'habitants, ces deux pays deviennent, chacun à sa façon, des puissances économiques de premier plan.

L'émergence de la Chine et de l'Inde sur la scène internationale a attiré l'attention du monde entier sur ces deux États, essentiellement parce que leur population leur confère un poids économique parmi les plus importants au monde. La Chine, avec son 1,3 milliard d'habitants, est désormais la deuxième économie mondiale lorsqu'on la considère en termes de parité de pouvoir d'achat. Avec 1,1 milliard d'habitants, l'Inde se classe au quatrième rang mondial. Malgré le faible niveau du revenu moyen, la taille de la population de ces deux pays, associée à une croissance économique rapide générée par des réformes structurelles en profondeur (notamment la libéralisation du commerce), a énormément renforcé la présence de chacun sur les marchés mondiaux. La Chine, en particulier, est sous les feux de la rampe, car elle est désormais le troisième exportateur mondial de biens et de services. L'influence de l'Inde sur l'économie mondiale est plus modeste, car ses exportations sont inférieures à celles de 17 des membres de l'OCDE, même si elle a commencé à pénétrer certaines niches dans les services.

Les revenus des ménages progressent

L'écart à combler avec les pays de l'OCDE étant considérable, le taux de croissance du revenu par ménage s'est accru alors que les taux de natalité se sont ralentis. En Inde, jusqu'au début des années 80, la croissance moyenne du revenu par ménage s'établissait autour de 1 % annuellement, mais ce taux est passé à 3 % au début des années 90, pour atteindre 4 % au cours des cinq dernières années. En Chine, l'augmentation du revenu par ménage a été encore plus spectaculaire. Elle était juste au-dessus de 3 % à la fin des années 70, puis elle est montée jusqu'à plus de 8 % au début des années 90. Dans la décennie actuelle, le taux tendanciel de croissance s'élève à 9 % par an en moyenne.

Les processus de croissance de ces deux pays ont largement bénéficié d'un changement majeur de leurs structures démographiques, qui a non seulement permis que la croissance se poursuive grâce à la réduction du taux de dépendance (le nombre d'enfants et de personnes âgées par actif), mais a également favorisé une croissance rapide du taux d'épargne de chaque pays. Même si les réformes économiques et les changements politiques ont été essentiels pour créer les conditions d'un développement aussi impressionnant, les deux économies se sont fortement appuyées sur une croissance rapide de l'épargne des ménages pour alimenter leur croissance. Cette épargne fournit les fonds nécessaires à la formation du capital, essentielle pour augmenter la productivité du travail et accroître les revenus.

La natalité fléchit

Le changement démographique le plus remarquable des dernières décennies a été la diminution du nombre d'enfants. En Chine, le nombre d'enfants à charge d'une personne en âge de travailler est tombé de 0,7 en 1980 à presque 0,3 aujourd'hui. Cette diminution du taux de dépendance peut être attribuée en partie à la « politique de l'enfant unique » mise en place par l'État depuis 1979, mais le programme de réformes qui a permis d'augmenter largement le taux de croissance économique (et l'urbanisation) a également favorisé cette évolution.

La transition démographique de l'Inde a été beaucoup moins brutale, mais le souscontinent est tout de même passé d'un taux similaire à celui de la Chine dans les années 80 à un taux d'environ 0,5 enfant par personne active, aujourd'hui.

Des études ont montré que de telles transformations de la structure démographique d'un pays étaient étroitement liées au taux d'épargne de ses acteurs économiques. Ce que nous savons de l'épargne découle de « la théorie du cycle de vie » élaborée par Franco Modigliani, prix Nobel d'économie1. Selon cette théorie, les individus essaient de lisser leur consommation au cours de leur vie en empruntant en anticipant sur leur revenu futur lorsqu'ils sont jeunes, puis en dépensant l'épargne qu'ils ont accumulée lorsqu'ils sont âgés. Ce modèle de consommation indique que le taux d'épargne individuel de l'ensemble de la population dépend étroitement du profil démographique d'un pays. L'épargne individuelle constitue la part la plus importante de l'épargne nationale d'un pays, celle-ci étant également composée, pour une part plus petite, de l'épargne du gouvernement et des entreprises.

Épargne et investissement sont liés

D'après nos estimations, en Chine, le taux d'épargne individuel est passé de seulement 5 % à la fin des années 70 à plus de 20 % ces dernières années2. Une analyse approfondie montre que deux facteurs suffisent à expliquer en grande partie cette augmentation : la part de la population active dans la population totale et le taux de croissance du revenu par habitant, étant donné qu'il renseigne sur les futurs revenus potentiels. Il convient de remarquer que les facteurs culturels ne jouent pas un rôle déterminant. L'augmentation de l'épargne peut être attribuée, pour plus de la moitié, aux diminutions du taux de dépendance. Elle s'explique aussi largement par des accélérations du taux de croissance.

Pour l'Inde (ce qui est peut-être surprenant), le taux d'épargne individuel est déjà plus élevé qu'en Chine, et se situe autour de 27 % du revenu par foyer, alors qu'il s'établissait à environ 15 % au début des années 803. Cela peut s'expliquer en partie par le fait que les individus comptent beaucoup plus sur les entreprises de très petite taille, dont il est difficile de séparer le revenu de celui des ménages auxquels elles appartiennent. Comme le taux de croissance du revenu par habitant n'a pas augmenté très rapidement, l'essentiel de la progression du taux d'épargne peut être attribué à l'accroissement progressif du rapport entre la population active et les mineurs dans le pays.

Les différences dans le niveau global de l'épargne nationale entre la Chine et l'Inde s'expliquent en fait par le volume d'épargne du gouvernement et des entreprises. Les entreprises et le gouvernement chinois épargnent une part du PIB beaucoup plus importante que ne le font leurs homologues indiens. Le fait que l'épargne des entreprises soit plus élevée est une conséquence du relatif sous-développement des marchés financiers chinois, qui oblige les entreprises à s'autofinancer le niveau de l'épargne gouvernementale est dû en Chine à la politique fiscale très conservatrice. En Inde, il est simplement le corollaire des importants déficits fiscaux du pays.

Il existe un lien clair entre l'épargne, l'investissement et la croissance. Un autre prix Nobel d'économie, Robert Solow, a observé que le taux d'épargne national d'une économie déterminait la quantité et la qualité du capital qu'elle peut espérer accumuler par l'investissement (par exemple l'équipement, les machines et les bâtiments), ce qui semble être le principal facteur d'amélioration de la productivité des travailleurs et du revenu national pendant une phase de développement économique. Il n'y a aucune raison que ces phénomènes ne s'appliquent pas en Chine et en Inde, où la volonté d'accroissement du stock de biens utilisés par chaque travailleur a été le principal moteur de croissance. En Inde, où le processus de production a suivi un modèle relativement intensif en main-d'œuvre, la croissance du stock de capital a oscillé autour de 5 % par an au cours des vingt dernières années. À l'inverse, en Chine, la croissance du stock de capital a été de plus de 9 % par an. En termes absolus, la valeur annuelle des investissements en Chine est presque quatre fois supérieure à celle de l'Inde et elle permet de générer un niveau d'infrastructure bien supérieur à celui du sous-continent. Le secteur de la construction pour les particuliers est également prospère en Chine, la surface disponible par habitant augmentant de près d'un mètre carré chaque année.

Des réformes nécessaires

Cependant les bonnes politiques et institutions doivent être en place pour faire en sorte que des investissements suffisants soient effectués dans les biens de production, afin que le stock de capital soit à même de générer une croissance durable. La Chine, comme l'Inde, ont effectué de nombreuses réformes, mais les deux pays devront continuer d'en faire à un rythme assez élevé afin de ne pas rater certaines occasions.

En Chine, la faiblesse du système financier em pê che d'utiliser l'épargne pour permettre aux investisseurs les plus prometteurs de réaliser leurs projets, et les carences de l'État de droit (de la gouvernance) rendent les transactions commerciales coûteuses et découragent les investissements4.

En Inde, le cadre juridique ne prévoit pas des incitations suffisantes au niveau de l'utilisateur pour pousser aux investissements d'infrastructures, tandis que les disparités fiscales et les politiques du marché du travail ont découragé l'investissement des grandes entreprises. Enfin, des services publics déficients ont ralenti l'urbanisation et empêché que des économies d'agglomération puissent ainsi être réalisées.

De bonnes politiques et des institutions compétentes encouragent la croissance et créent un cercle vertueux car l'augmentation des revenus des foyers qui en résulte permet une élévation du niveau d'épargne individuelle. En outre, il a été prouvé qu'il existe une relation de causalité de la croissance à l'épargne la croissance est nécessaire en début de cycle pour encourager une augmentation de l'épargne, mais lorsque ce haut niveau d'épargne est atteint, l'augmentation des taux d'investissement peut à son tour alimenter des taux de croissance encore plus élevés. Jusqu'à présent, la Chine a beaucoup plus profité de cette dynamique que l'Inde.

Cette différence est en partie le résultat du rythme relativement lent des réformes en Inde, mais elle provient également du « dividende démographique » très réel en Chine, alors que l'Inde n'en a pas encore ressenti les effets bénéfiques.

L'évolution démographique a soutenu l'épargne et l'investissement

Lorsque l'on se projette dans l'avenir, la question brûlante se pose donc : quelle influence l'évolution démographique aura-t-elle sur la situation de la Chine et de l'Inde ? Plus particulièrement, dans quelle mesure les changements de structure de la population de chaque pays constitueront-ils un obstacle ou une aide à leur croissance ? Bien que la réponse à une telle question comprenne nécessairement une certaine incertitude, une grande partie de la main-d'œuvre qui travaillera dans ces deux pays au cours des prochaines décennies est déjà née, et, pendant les phases de développement économique, l'évolution des taux de natalité et de mortalité tend à suivre des évolutions assez prévisibles. Ainsi, même si l'on ne peut pas être sûr que les réformes politiques nécessaires continueront à un rythme suffisamment soutenu, l'effet marginal de la démographie peut tout de même être pris en compte.

D'après les projections des Nations unies, la population indienne devrait continuer de croître jusqu'en 2050, et elle atteindra alors environ 1,6 milliard de personnes. Le ralentissement progressif des taux de natalité et l'augmentation de l'espérance de vie de trois ans à chaque décennie devraient repousser l'âge médian de la population, actuellement de vingt-quatre ans, vers trente-neuf ans en 2050. À cette date-là, le nombre d'enfants par actif devrait atteindre celui de la Chine d'aujourd'hui et le taux de dépendance global (le nombre d'enfants et de personnes âgées par actif) devrait tomber à près de 0,5 et se stabiliser après 2030.

La population chinoise devrait quant à elle être à son maximum en 2030, avec environ 1,4 milliard d'habitants, avant de diminuer graduellement. Les taux de natalité ont déjà ralenti suffisamment pour que, avec une augmentation de l'espérance de vie de deux années par décennie, le taux de dépendance des enfants diminue encore un peu plus cette décennie, avant de se stabiliser entre 0,25 et 0,3. Le taux de dépendance global, cependant, pourrait baisser de manière plus prononcée avant de recommencer à augmenter rapidement, annulant ainsi une part importante des gains démographiques qui ont été enregistrés depuis 1980. D'ici à 2050, l'âge médian de la population sera passé de trente-trois ans actuellement à quarante-cinq ans, s'approchant de l'âge médian prévu en France à cette date. Il faut s'attendre à ce qu'une telle évolution ait un effet négatif sur l'épargne des ménages ou à ce qu'elle accroisse les déficits gouvernementaux, comme en France. Cependant, ces effets pourraient être atténués en Chine, car les retraites financées par l'État sont très modestes et même les personnes âgées continuent d'épargner, en raison du faible niveau de couverture des soins de santé publique5.

Un avenir prometteur ?

À partir de la relation entre épargne individuelle et taux de dépendance observée dans le passé, on peut envisager l'effet qu'auront ces transformations démographiques sur la croissance à l'avenir. En partant du principe que le potentiel de production suivra les modèles actuels, avec une diminution progressive de la main-d'œuvre et une croissance de la productivité totale, la croissance du PIB en Chine pourrait être légèrement inférieure au potentiel actuel des agrégats, qui se situe autour de 9 à 10 %. Elle conserverait un taux similaire pendant quelques décennies avant de décliner progressivement ensuite. À l'inverse, la croissance de l'Inde s'accélérera sans doute légèrement à partir des 6 ou 7 % de croissance actuels et conservera un potentiel plus élevé, au moins jusqu'en 2050. De telles estimations sont par nature changeantes et dépendent de la vérification d'un certain nombre d'hypothèses sur le modèle de croissance et sur la persistance de réformes politiques qui pourraient être abandonnées.

Cependant, malgré le fait que la Chine et l'Inde ont toujours des niveaux de revenu par habitant relativement bas, les évolutions démographiques actuelles et à venir dans les deux pays poussent à croire qu'ils vont devenir les deux premières économies mondiales dans les cinquante prochaines années, les États-Unis arrivant non loin derrière, en troisième position.

  1. Modigliani F. et Cao S.L., "The Chinese Saving Puzzle and the Life-Cycle Hypothesis.", in Journal of Economic Literature, mars 2004.
  2. Chaudhuris., "A Note on Investment and Savings", in ICRA Money and Finance, janvier/juin 2005.
  3. OCDE, Étude économique de la Chine, Paris, 2005.
  4. Dougherty S. et Herd R., "Sources of Growth in China and India.", Document de travail du Département des affaires économiques de l'OCDE, 2006 (à paraître).
  5. Chamon M. et Prasad E., "Determinants of Household Saving in China", FMI, 2006 (à paraître).
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2006-6/chine-et-inde-deux-nouveaux-geants.html?item_id=2712
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Évolution démographique : Croissance de la population de la Chine et de l'Inde : Avec respectivement 1, 3 et 1,1 milliard d'habitants, ces deux pays deviennent, chacun à sa façon, des puissances économiques de premier plan.